«La littérature peut changer le monde !»

L’écrivaine et journaliste franco-iranienne Abnousse Shalmani

Propos recueillis par Mustapha Younes

Née en 1977 à Téhéran, Abnousse Shalmani est issue d’une famille qui a choisi l’exil après la révolution iranienne et l’arrivée de Khomeini au pouvoir. Après des études d’Histoire, elle se tourne vers le journalisme et la littérature et y trouve sa vraie vocation.  Abnousse Shalmani est  une auteure qui n’a pas la langue dans sa poche et qui choisit  de prendre le parti de s’exprimer avec une lucidité remarquable. Elle s’arme de  mots pour défendre ses idéaux et croit au pouvoir de la littérature :  » Je pense que le roman peut changer le monde  »  confesse-t-elle dans cet entretien.  En fervente et généreuse métèque, Abnousse Shalmani a bien voulu, sans réticence aucune, répondre à nos questions. Son dernier essai  » Éloge du métèque  » vient de paraître aux éditions Grasset.

« L’identité n’est pas donnée une fois pour toutes, elle se construit et se transforme tout au long de l’existence » nous dit Amin Maalouf dans les « identités meurtrières ». Vous, qui avez vécu une partie de votre enfance en Iran avant que votre famille ne choisisse de s’installer définitivement en France, partagez- vous cette conception de l’identité?

Abnousse Shalmani : Je partage beaucoup avec Amin Maalouf ! J’étais adolescente lorsque je l’ai lu la première fois. «Les jardins de lumière», «Samarcande», «Léon, l’Africain» etc. ont accompagné ma prise de conscience métèque. Toute identité figée est une identité meurtrière, toute tentative de limiter l’identité, de la réduire, de la définir strictement est un anti-humanisme. L’identité m’apparaît comme une valise dans laquelle nous mettons tous les aspects de nos personnalités complexes, toutes nos contradictions, nos désirs, nos idéaux, nos beautés et nos peurs.

Née à Téhéran, exilée à Paris, je ne pouvais échapper à la question identitaire ! J’ai eu beaucoup de chance d’avoir des parents cosmopolites, pour qui rien n’était plus important que la liberté. Ils m’ont élevée dans l’idée qu’un salaud était un salaud quelle que soit la couleur de sa peau, que les présupposés religieux, culturels, éthniques ne devaient pas entrer en compte dans l’appréciation de l’autre. Enfin, parce qu’ils aimaient la littérature et le cinéma, j’ai pu me reconnaître dans tous les visages, toutes les cultures, toutes les langues, être une comtesse, une ouvrière, un gangster dépressif, un fonctionnaire malheureux, un héros antique, et c’est ainsi que j’ai toujours voulu croire que j’étais celle que je choisissais et qu’il n’existait pas de frontières dans la culture.

Dans « Les exilés meurent aussi d’amour » vous donnez, par le biais du narrateur, cette définition de l’exil: « l’exil, c’est d’abord ça : un espace confiné, entouré d’un monde inconnu et vaste, et d’autant plus inaccessible qu’il paraît impossible de s’échapper de la cage où s’amassent les restes misérables du pays natal ».  L’exil,  du reste, n’est  pas irrémissiblement  une cage », pour reprendre votre métaphore. C’est peut-être aussi un apprentissage, n’est-ce pas?

Bien sûr que c’est un apprentissage ! Et qui plus est un apprentissage positif.  Lorsque ma narratrice fait ce constat, c’est au début du roman, au commencement de l’exil. Elle ne maîtrise pas encore la langue du pays d’adoption, elle est enfermée dans un appartement avec sa famille, l’extérieur est lié à l’inconnu et au danger. Au fur et à mesure, à travers ses rencontres, elle va s’émanciper et s’enrichir de tout ce que l’exil peut offrir et y trouver les chemins du désir, donc de la liberté. L’exil est toujours une douleur, mais il est aussi une richesse extraordinaire ! Choisir de voir les aspects positifs de l’exil, c’est se débarrasser de ses peurs, d’acculturation, voire de « trahison » du pays natal.

Mon exil fut celui de la conquête : d’une langue, d’une culture, d’un art de vivre. Dans les pages de Balzac, j’ai découvert le mode d’emploi de la France, dans celles de Stendhal comment tenait le monde, dans les romans de Dostoïevski comment le monde se disloquait. D’autant plus qu’en m’appropriant la langue française, je me suis approprié le monde ! La politique culturelle de traduction en France permet d’avoir accès au monde ! C’est merveilleux ! Mes parents me racontaient la difficulté qu’ils avaient, jeunes étudiants, à trouver des traductions en persan, et combien ils souffraient d’être coupés de la littérature mondiale. Quand j’ai commencé la rédaction des « Exilés meurent aussi d’amour », j’ai redécouvert ma culture d’origine, à travers « Le livre des Rois » de Ferdowsi, la grande épopée nationale iranienne, traduite en français… La boucle est bouclée.

Le féminisme, contrairement à l’idée très courante, n’est pas unique. On sait que ce concept désigne des mouvements qui diffèrent souvent de par leurs principes et leurs modes d’expression. J’ai même entendu parler dernièrement d’un féminisme islamique. Quel est le vôtre, Abnousse Shalmani?

Vaste question ! Mon féminisme est un féminisme de libération, un féminisme qui veut l’égalité mais refuse absolument l’essentialisation. Par exemple, l’idée que les hommes dirigeraient mieux que les femmes est une stupidité. Margaret Thatcher, Indira Ghandi ou Aung Sans Suu Kyi sont des contre-exemples évidents. Il n’existe pas d’essence féminine ou masculine.

D’autre part, je pense que vous pouvez être musulmane et féministe, mais le féminisme musulman n’existe pas– pas plus le féminisme chrétien ou juif. Le féminisme lutte pour l’émancipation et l’égalité. Autrement dit, son premier ennemi est le religieux, qui en  hiérarchisant les sexes, infériorise les femmes. Tous les textes religieux envoient les femmes au silence, à l’interdiction de la parole et les réduisent à l’œuvre de génération.

Enfin, les féminismes, comme vous le notez, s’écharpent depuis la nuit des temps, sur la question du corps. La frontière entre les féminismes se situe, à mon avis, sur la question de la sacralité du corps. Mon féminisme pense qu’il faut désacraliser le corps féminin et le libérer des entraves morales. Ainsi, le discours néo-féministe me dérange, d’une part parce qu’il victimise à l’excès les femmes, les emprisonnant dans un statut inférieur, d’autre part, parce qu’il sous-entend l’idée que le corps des femmes devrait être protégé. C’est exactement, ce qu’on répondait aux femmes au début du XXème siècle en France, quand « pour les protéger », on leur refusait l’accès aux musées, tout comme elles n’avaient pas le droit d’aller au café seule, ou de fumer en public, ou de voyager seules. Je n’ai pas besoin de protection, j’ai besoin de droits. Je n’ai pas besoin de sacralité, j’ai besoin de liberté.

Dans votre dernier livre  » Éloge du métèque  » vous tentez de redéfinir ce concept dont vous dites, qu’il « est un mot qui traîne trop d’histoires, de contradictions, de violences, de malaise  » .Quelle définition en donnez-vous ?

Le métèque est une liberté qui flotte. C’est ma définition propre ! Le métèque est en rupture avec son pays d’origine, mais aussi avec sa communauté artificiellement constituée dans son pays d’adoption. Sa liberté est sa force tout comme sa solitude, son rire sa défense, l’Amour son moteur, la poésie son chant. Romain Gary est un métèque au même titre que Le Prophète de Khalil Gibran, ou La Esmeralda d’Hugo, mais aussi Hercule Poirot, Hérode, la Sabina de «L’insoutenable légèreté de l’être» de Milan Kundera et Martin Eden, le personnage mythique de Jack London.!

Dans mon éloge, je finis sur un extrait d’«Enfant de la balle » de John Irving, que je pense être la plus belle réponse à cette question mille fois entendue : «d’où tu viens ?». Le héros du roman, un indien exilé à Toronto, marié à une autrichienne, finit par trouver la réponse : «je viens du cirque». Voilà, la plus juste, la plus poétique, la plus excitante des réponses. Le métèque est conscient d’être en morceaux, la fiction qu’il se raconte lui permet de faire un lien entre tous ses morceaux (ceux d’origine, ceux d’adoption). Un métèque réunit en lui les contradictions, les doutes, les imperfections, propres à tout humain, mais chez lui, ça se voit davantage. Il ne peut pas et ne veut pas mettre la poussière sous le tapis, il assume d’être une figure abstraite. Le métèque est une inspiration davantage qu’une identité. C’est certainement la raison pour laquelle je me sens bien en tant que métèque française…

Aristote, que vous considérez comme le plus célèbre des métèques athéniens » n’osa jamais commettre  » un éloge du métèque car il était, selon vous, un conservateur social. Vous dites « commettre « . Serait-ce un péché que de faire l’éloge du métèque?

C’est une petite provocation de ma part ! Aristote est fascinant, métèque et conservateur, il a été le précepteur d’Alexandre le Grand. Que son enseignement ait accouché d’un homme cosmopolite à l’opposé de son idéal politique, voilà qui interpelle. Faire un éloge du métèque n’est pas un péché, mais  affirmer une autre vision du monde. Je crois en l’humain, je crois en l’universalité des sentiments et des émotions. Je crois qu’un bon roman est celui capable de faire vibrer n’importe quel lecteur, quel que soit sa nationalité, sa religion, son sexe, sa couleur, sa condition sociale. « Les Misérables » de Victor Hugo est lu avec la même émotion à Pékin, à Téhéran, à Marrakech, à Stockholm, ou à Toulouse, quel que soit l’époque. N’est-ce pas extraordinaire ? L’injustice, la faim, l’amour, la mort, l’aspiration aux meilleurs lendemains sont des sentiments partagés par tout humain.

Alors commettre un éloge du métèque, c’est se placer dans le camp du cosmopolitisme et de l’universalisme. C’est choisir son camp. C’est dire que tous les Hommes se valent, qu’il n’existe pas de hiérarchie, que tout peuple a eu sa gloire et sa honte, que l’Histoire nous apprend une chose : «je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m’est étranger».

Enfin, je suis celle que je suis grâce aux métèques qui m’ont appris à faire la vie. Quand j’ai lu « le Juif imaginaire » d’Alain Finkielkraut, j’ai échappé à la prison de la naissance, j’ai pu me libérer de l’histoire de mes parents, de la prison de l’origine et accepter que c’était leur révolution ratée, pas la mienne et que j’avais ma propre histoire à vivre.

«Je pensais, moi, être fidèle à la vocation d’Israël en jouant non seulement le juif, mais le Noir, le colonisé, l’Indien, ou le miséreux du Tiers-Monde : années heureuses et volubiles, où en toute innocence, je collais à mes origines». Lorsque j’ai lu ces lignes, j’ai compris. L’autonomie est difficile, mais indispensable à la liberté. Je me suis décollée. Comme tous les métèques. C’est à eux, les connus et les inconnus, aux métèques décollés, flottants auxquels j’ai voulu rendre hommage en les remerciant.

Aujourd’hui, pour parler de soi, on choisit surtout l’autofiction. Pensez- vous que ce genre vous convient mieux ? Et quelle est la part de la  » subjectivité déclarée » et franchement autobiographique dans vos écrits?

Je n’ai pas l’impression d’écrire de l’auto-ficiton. « Khomeiny, Sade et moi » est un récit et un pamphlet ; « Les exilés meurent aussi d’amour », un roman qui s’inscrit dans la tradition du réalisme magique ; « Eloge du métèque », un essai littéraire. Lorsque j’utilise le « je », dans mes essais, je convoque l’intime devant l’Histoire. Je mets en scène mon moi dans le but de le politiser. Ma vie en soi n’a aucun intérêt, mais sa dimension politique, oui.

Pour vous  paraphraser, le  roman  doit dépasser l’expression d’une individualité. Quelle est pour vous sa véritable vocation?

 Le roman est pour moi le lieu de l’imaginaire. La fiction déploie tous les possibles, ouvre toutes les portes et nous plonge dans tous les paysages. Je pense profondément que le roman peut changer le monde, dans le sens où il fait évoluer le lecteur. La seule révolution qui vaille est celle des mentalités. D’où l’importance de tout dire, même  (surtout) le dégueulasse, de se confronter au pire comme au meilleur. Le roman doit être le lieu où l’interdit n’existe pas. Le roman existe pour faire la nique aux bons sentiments. Je ne suis ni une militante, ni une idéologue. Par contre, je me battrais toujours contre la censure qui n’est jamais rien d’autre qu’une tentative de réduire et soumettre les Hommes.

Je suis en train d’écrire un roman, toujours dans la tradition du réalisme magique, mon héros est un figurant de cinéma doté d’un don : il a la capacité de changer de peau pour s’adapter au décor… Si j’écris des essais, si je participe à la vie intellectuelle, c’est pour une seule raison : préserver cet espace de liberté absolue qu’est le roman. Je n’aime rien de plus qu’écrire de la fiction.

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