La question du regard

En compétition au Journées cinématographiques de Carthage après avoir été présenté à la Biennale de Venise, Volubilis confirme le talent de Faouzi Bensaïdi dans sa recherche d’une forme appropriée pour élargir son propos. Il s’attaque ici au regard porté par les gagnants sur les perdants de notre monde sans merci, et nous invite à partager celui des opprimés.

Abdelkader est vigile dans un centre commercial de Meknès, Malika est femme de ménage occasionnelle dans de riches demeures. Sans revenus suffisants pour s’installer, le couple doit encore vivre à l’étroit, sans intimité, chez leurs parents. Abdelkader, employé zélé, empêche un jour une bourgeoise de doubler une queue de clients. Mais la loi ne s’applique qu’à ceux qui ne peuvent pas la détourner. La leçon sera violente.

Là est le socle de ce film : l’indignation face à l’extension du gouffre entre riches et pauvres, mais aussi face à l’arrogance et la suffisance des puissants. Loin de tout manichéisme, Faouzi Bensaïdi met en scène des personnages complexes. Abdelkader est à la fois imbu de son rôle, violent contre les fraudeurs, et tendre amoureux. Il écoute Malika mais a tendance à lui interdire de fumer ou de conduire et aimerait la voir porter le foulard. Elle ne se soumet ni à ses patrons ni à lui, mais compose avec le réel sans s’opposer frontalement. Dans les ruines de Volubilis, elle dit qu’elle a grandi avec la peur, que tout le monde a peur de tout le monde, en écho au métier de vigile d’Albdelkader. Dans ce monde de peur et donc d’assujettissement généralisé, les gens de pouvoir exercent leur impitoyable police contre toute déviation. Mais confronté à l’injustice, Abdelkader ne se contente pas de subir, il veut réagir.

Son regard sur le monde des riches évoque Fenêtre sur cour d’Hitchcock : nous observons avec lui la luxueuse demeure de son bourreau comme une maison de poupées où se jouent différentes scènes derrière les baies vitrées, de l’autre côté des eaux de la piscine. Lorsque le puissant interprété par Faouzi Bensaïdi lui-même (au demeurant excellent acteur dans de nombreux films et notamment les siens) sort sur le seuil et regarde au dehors, c’est un jeu de miroir qui se met en place, un échange de regards de cinéma, c’est-à-dire d’écrans : la nuit fait écran et rend Abdelkader invisible (et avec lui la classe qu’il représente) et nous ne voyons avec lui que le spectacle de la bourgeoisie. Entre ces deux mondes séparés par des écrans, aucune communication.

C’est ainsi le triste spectacle d’un monde en ruines que nous offre Bensaïdi, un monde profondément divisé où la classe dite supérieure coupe les ponts de la communication, ne considérant plus les autres que comme des arriérés conservateurs et grégaires, à châtier au moindre pas de côté . Les autres, pourtant, vivent et vont même jusqu’à s’aimer dans ce monde désespéré, puisant dans leur précarité des trésors de poésie, comme ces mains qui se caressent en gros plan au pied des hauts palmiers, tendresse infinie qui doit trouver dans la métonymie l’expression de leur union.

Ils vivent et ils résistent, avec leurs gloires et leurs faiblesses, au risque de leur vie. Comme Volubilis, l’amour d’Abdelkader et Malika risque de ne plus être que vestige. Mais cet amour est vivant, puissant dans son désir, riche de circonvolutions, de négociations, de ruses. Malika sait qu’il ne faut pas tout exiger d’un coup mais qu’il est possible d’obtenir. Elle a appris à composer avec le patriarcat, connaissant sa potentielle violence. Elle côtoie les puissants, et rêve tout comme Abdelkader d’une meilleure condition, mais perçoit leur solitude.

Comme à son habitude, Faouzi Bensaïdi donne à ses personnages le temps d’exprimer leur complexité plutôt que d’être absorbés par le feu de l’action. Sa confiance dans le plan large ouvre les perspectives, la profondeur de champ laisse l’image parler d’elle-même. Rien n’est superflu, ni dans les dialogues ni dans une bande-son qui ne fait appel que par nécessité à la musique et privilégie le plus souvent les ambiances savamment travaillées avec Patrice Mendez, son complice de toujours. A l’image de sa propre interprétation, il concentre le jeu de ses acteurs sur la signification du plan plutôt que sur la psychologie.

Leur retenue évoque celle des personnages du Finlandais Aki Kaurismaki, voire de Bresson : économie de gestes, importance des regards, dignité de la présence. Mais il ne les fige pas : leurs déplacements forgent l’avancée de l’action, tout en servant l’engagement formel du film. Les lieux de tournage et les décors sont dès lors soigneusement choisis pour soutenir le propos. C’est ainsi que le film accède à un certain lyrisme, c’est-à-dire davantage que ce qu’il dit, montrer davantage que ce qu’il montre, et concerner ainsi tous ceux qui le regardent.

Volubilis est ainsi un film engagé sur le fond comme sur la forme, et c’est cette cohérence qui fonde sa pertinence autant que sa beauté. Sa prise de risques formelle répond à celle de ses personnages. Posant sans cesse par son côté décalé la question de comment nous regardons, il s’assume lui-même comme un regard interrogateur sur la dérive d’un monde qui se divise de plus en plus entre gagnants et perdants. Et nous encourage à faire de même.

Tunis:  Olivier Barlet

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