Jamal Eddine Naji prospecte à Bogota
Jamal Eddine Naji, expert marocain en journalisme et médias et président honoraire d’ORBICOM (réseau des chaires de l’UNESCO en communication), a passé au peigne fin les périls qui menacent le journalisme professionnel à l’ère du numérique et de l’intelligence artificielle, qui sont autant de «territoires perdus» pour cette profession.
Naji, qui intervenait jeudi dans le cadre de la Conférence internationale Orbicom à Bogota sur les défis de l’intelligence artificielle, a fait appel à la méthodologie socratique des «MasterClass» pour préserver l’enseignement du journalisme de la déferlante des réseaux sociaux et le diktat de l’instantanéité.
«A l’ère numérique, le journaliste n’a plus l’exclusivité de raconter le monde, de prétendre être l’historien du présent. Tout citoyen connecté peut lui disputer ce rôle et le dévoyer», a affirmé de prime abord Jamal Eddine Naji, estimant que cette exclusivité, qui a constitué jadis le premier sacerdoce du journalisme, est aussi le premier territoire perdu de la profession.
Suivent deux autres territoires perdus et non des moindres : d’abord le large accès aux sources, autrefois un attribut exclusif du métier de journaliste et désormais noyé par la recherche effrénée du buzz sur la toile. Il y a ensuite un 3ème territoire constitutif du journalisme relatif à deux pratiques techniques que sont la sélection et la hiérarchisation de l’information.
Les quatrième et cinquième périls qui pèsent sur le journalisme ont trait, selon l’expert marocain, à l’impact instantané de l’écrit journalistique par la magie du numérique et à l’éthique journalistique battue en brèche par le poids écrasant de la publicité.
Face à ces cinq périls, exacerbés par le développement exponentiel de l’Intelligence Artificielle, le journaliste professionnel peut-il encore prétendre être « l’historien du présent », s’est interrogé Naji, avant d’enchaîner sur les deux derniers territoires perdus du journalisme : l’inutilité absurde de la « rectification », qui permettait auparavant de faire amende honorable et corriger une erreur, et la course aux nouvelles imposée par le tout-numérique qui ne favorise plus l’accumulation des connaissances chez le journaliste professionnel.
Ce diagnostic au scalpel de la réalité du journalisme d’aujourd’hui amène ce professeur universitaire à tenter une démarche d’apprentissage par le « partage de questionnements tel que pratiqué par Socrate, prenant la forme de ‘MasterClass’, animée par un professionnel vétéran et pédagogue».
Pour Naji, cet enseignement vise à développer chez le futur journaliste l’esprit critique, qui est une aptitude essentielle pour réaliser un journalisme de qualité, un journalisme d’investigation, fondamentalement, ses deux grands genres : le reportage et l’enquête.
Il plaide pour un « journalisme professionnel, renouant avec celui de ses origines et modèles (…) capable de révéler la vérité à l’heure où l’explosion continue du numérique ne cesse de la rendre inaccessible, voire utopique».
Pour Naji, le modèle de «MasterClass» à la Socrate est «quasi adapté à ce qui nous agite tous dans le monde numérique, présent et bouillonnant par ses probables projections d’avenir».
Comme chez Socrate, le triptyque pédagogique proposé par Naji porte sur «l’exhortation» pour comprendre un fait et l’analyser, ensuite «la réfutation» pour se débarrasser des idées erronées, des préjugés et des pseudo-connaissances si faciles d’accès sur les espaces du numérique, et enfin «la maïeutique» pour pousser l’apprenant à se forger sa propre opinion, à se construire une stratégie pour rédiger un contenu sur l’actualité et le délivrer sous une forme adaptée et pleinement assumée.
La Conférence annuelle Orbicom, qui se tient du 23 au 25 octobre à Bogota, coïncide avec le 30ème anniversaire de la Chaire Unesco de communication de l’Université Javeriana. Elle est organisée sous le thème «Apports, limites et défis de l’intelligence artificielle» avec la participation de conférenciers en provenance du monde entier.