Révolution et démocratie

Par : Bonaventura de Sousa Santos

 Université de Coimbra. Portugal

Bonaventura de Sousa Santos est né à Coimbra au Portugal, en 1940. Docteur en Sociologie du Droit à l’Université de Yale (1973), Professeur de chaire à la Faculté d’Economie de l’Université de Coimbra, Distinguished Legal Scholar à l’Université de Wisconsin-Madison (USA) et Global Legal Scholar à l’Université de Warwick en Angleterre.

Il a des œuvres publiées sur la globalisation, la sociologie du droit, l’épistémologie, la démocratie et les droits de l’homme. Ses œuvres sont traduites en espagnol, anglais, italien, français, allemand, chinois et roumain.

J’ai écrit que l’un des déroulements politiques les plus funestes des cent dernières années a été la séparation et même la contradiction entre révolution et démocratie comme deux paradigmes de transformation sociale. J’ai affirmé que ce fait est, en partie, responsable de la situation d’impasse dans laquelle nous nous trouvons. Alors qu’au début du XXe siècle nous disposions de deux paradigmes de transformation sociale et les conflits entre ceux-ci étaient intenses, aujourd’hui, au début du XXIe siècle, nous ne disposons d’aucun d’eux. La révolution n’est pas dans l’agenda politique et la démocratie a perdu toute l’impulsion réformiste qu’elle avait, en étant devenue une arme de l’impérialisme et séquestrée dans beaucoup de pays par des antidémocrates.

Cette tension entre révolution et démocratie a parcouru tout le XIXe siècle européen, mais c’était dans la Révolution russe que la séparation, ou même l’incompatibilité, a pris une forme politique. La date exacte à laquelle cela est arrivé est discutable, mais le plus probable est que cela fut  en janvier 1918, quand Lénine a ordonné la dissolution de l’Assemblée Constituante dans laquelle le Parti Bolchevique n’avait pas de majorité. La grande révolutionnaire Rosa Luxemburg a été la première à alerter sur le danger de la rupture entre révolution et démocratie. En prison, Rosa Luxemburg écrivit en 1919 un pamphlet au sujet de la Révolution russe dont le destin fut troublé, puisque c’est seulement beaucoup plus tard qu’il fut publié dans sa totalité. Dans ce texte, Rosa Luxemburg écrit d’une manière lapidaire que la liberté seulement pour les partisans du Gouvernement ou seulement pour les membres d’un parti n’est pas une liberté.

La liberté est toujours et exclusivement celle de ceux qui pensent différemment, et ajoute : «Avec la répression de la vie politique dans l’ensemble du pays, la vie des soviets se détériorera aussi de plus en plus. Sans élections générales, sans restriction de liberté de presse et de réunion, sans une lutte libre d’opinions, la vie meurt dans toute institution publique, devient une simple apparence de vie, dans laquelle seule la bureaucratie reste comme élément actif. Graduellement la vie publique s’engourdit et certains dirigeants partisans d’énergie inépuisable et de grande expérience gouvernent. Entre ceux-ci, en réalité, seul un petit groupe de notables dirige, et de temps en temps une élite de la classe ouvrière est invitée aux réunions pour applaudir les discours des dirigeants, et approuver à l’unanimité les motions proposées. Dans le fond, c’est une clique. Une dictature, certes : pas la dictature du prolétariat, mais celle  d’un groupe d’hommes politiques. […] Ces conditions doivent inévitablement causer une brutalisation de la vie publique : des tentatives de meurtre, des prises d’otages, etc. ». Un texte prémonitoire de quelqu’un qui serait, lui même, assassiné deux ans après.

Nous sommes à l’ère des possibilités défigurées. La révolution a suivi une trajectoire qui a donné de plus en plus raison aux prévisions de Rosa Luxemburg et a réalisé une transition qui, au lieu de passer au socialisme, a fini au capitalisme, comme l’illustre bien aujourd’hui le cas de la Chine. Pour sa part, la démocratie (réduite progressivement à la démocratie libérale) a perdu l’impulsion réformiste et a démontré son incapacité à se défendre des fascistes, comme l’élection démocratique d’Adolf Hitler l’eu mise en évidence. De plus, l’«oubli» de l’injustice socio-économique (en plus des autres, comme l’injustice historique, raciale, sexuelle, culturelle et environnementale) fait que la majorité de la population vit aujourd’hui dans des sociétés politiquement démocratiques, mais socialement fascistes.

Si le drame politique du XXe siècle a été de séparer révolution et démocratie, j’ose penser que le 21ème siècle ne commencera politiquement qu’au  moment où révolution et démocratie se rejoindront. La tâche peut se résumer ainsi : démocratiser la révolution et révolutionner la démocratie. Voyons comment. Etant donné, les limites d’espace, les orientations sont formulées en termes de principes avec peu d’explications.

Démocratiser  la révolution

En premier lieu, sont parfois nécessaires, les ruptures qui cassent l’ordre politique existant. Ceci, quand il est auto désigné démocratique, est certainement une démocratie de minorités pour les minorités, en somme, une fausse démocratie ou une démocratie de très faible intensité. La rupture se justifie seulement quand il n’y a pas d’autre recours pour y mettre fin et son objectif principal est de construire une démocratie digne de ce nom, une démocratie de grande intensité pour les majorités, respectueuse de la dentelle des minorités. La révolution ne peut pas faire courir le risque de se pervertir dans la substitution d’une minorité par l’autre.

En deuxième lieu, la rupture, comme le nom l’indique, rompt avec un ordre déterminé, mais rompre ne signifie pas le faire avec une violence physique. Le jour de la prise du Palais d’Hiver peu de personnes sont mortes et les théâtres ont normalement fonctionné. Comme dans la Révolution du 25 avril 1974 au Portugal, lors de laquelle il y a eu quatre morts et un blessé grave.

En troisième lieu, les fins ne justifient jamais les moyens. La cohérence entre les uns et les autres n’est pas mécanique, mais doivent être équivalents dans les types d’action et de sociabilité politique qu’ils promeuvent. En ce sens, il n’est pas admissible que des générations entières se sacrifient au nom d’un avenir lumineux hypothétique. Ceux qui ont (le (plus besoin de la révolution sont les majorités appauvries exclues, discriminées et jetées par la société injuste dans des zones sacrifiées. Son avenir est demain et demain consiste à ce qu’elles ressentent les effets bénéfiques de la révolution.

En quatrième lieu, historiquement, beaucoup de révolutions ont été rapides dans la dépolarisation de ses différences avec les ennemis et les classes dominantes, en même temps qu’elles polarisaient, parfois d’une manière brutale, ses différences avec les groupes révolutionnaires, dont la ligne politique a été déroutée. C’est le sectarisme et le dogmatisme. Cette perversion a dominé toute la gauche politique du XXe siècle.

En cinquième lieu, la lutte des classes est une lutte importante, mais ce n’est pas l’unique. Les luttes contre les injustices et les discriminations raciales (colonialisme) et (hétéro-patriarcalisées) sexuelles sont également importantes, et la lutte des classes n’aura jamais de succès si les autres n’en n’ont pas non plus. Nous vivons dans des sociétés capitalistes, colonialistes et patriarcales, et les trois formes de domination s’articulent les unes aux autres. Au contraire, les hommes et les femmes qui luttent contre l’injustice se concentrent, en général, dans l’une des luttes, en négligeant les autres. Et tant (que) les luttes se maintiendront séparées, elles n’auront jamais de succès significatif.

Finalement, il n’y a pas de forme unique d’émancipation sociale. Elles sont multiples et, pour cela, la libération doit être interculturelle, ou elle ne sera jamais.

Révolutionner la démocratie

Primero,  il n’y a pas de démocratie : il y a une démocratisation progressive de la société et de l’État. Secundo, une forme légitime de démocratie n’existe pas : il y a des variantes et dans son ensemble elles forment ce que je désigne comme démo diversité [3]. Comme nous ne pouvons pas vivre sans biodiversité, nous ne pouvons pas non plus vivre sans démo diversité.

Tercio, dans les multiples espaces – temps de notre vie collective, les tâches de démocratisation doivent être réalisées de différentes manières, et les types de démocratie seront également divers. La démocratisation de l’État n’est pas possible sans la démocratisation de la société. Je distingue six espaces – temps principaux : famille, production, communauté, marché, citoyenneté et monde [4]. Dans chacun la nécessité de démocratisation est la même, mais les types et les exercices de démocratie sont différents.

Quarto, en suivant la pensée politique du libéralisme, les sociétés capitalistes, colonialistes et patriarcales dans lesquelles nous vivons ont réduit la démocratie à l’espace – temps de la citoyenneté, l’espace que nous désignons comme politique, comme tous les autres sont également politiques. Par cela, la démocratie libérale est une île démocratique dans un archipel de despotisme.

Quinto, même restreinte à l’espace de la citoyenneté, la démocratie libérale, aussi connue comme représentative, est fragile, parce qu’elle ne peut se défendre facilement des antidémocrates et des fascistes. Pour être durable, elle doit se compléter et s’articuler par la démocratie participative, ou bien, par la participation organisée et a-partisane des citoyens et  citoyennes dans la vie politique, (pour aller) beaucoup plus loin de l’exercice du droit de) vote, qui est évidemment très précieux, mais insuffisant.

Sexto, les propres partis doivent être réinventés comme les entités qui combinent à l’intérieur des formes de démocratie participative entre ses militants et des sympathisants, spécialement dans la formulation des programmes des partis et dans la sélection de candidats aux postes électifs.

Septimo, la démocratie de grande intensité doit distinguer légalité et légitimité, la primauté du droit (qui inclut les droits fondamentaux et les droits de l’homme) et la primauté de la loi (un droit positif), ou bien, entre rule of law et rule by law. La primauté de la loi (rule by law) peut être respectée par des dictateurs, mais pas la primauté du droit (rule of law).

Octavo, de nos jours gouverner démocratiquement signifie gouverner contre le courant, puisque les sociétés nationales sont soumises à un double constitutionnalisme : le constitutionnalisme national, qui garantit les droits des citoyens et des institutions démocratiques, et  le constitutionnalisme global des entreprises multinationales, des traités de libre-échanges et du capital financier. Entre les deux constitutionnalismes il y a d’énormes contradictions, puisque le constitutionnalisme global ne reconnaît pas la démocratie comme une valeur civilisatrice. Et le plus grave est que, dans la majorité des situations, en cas de conflit entre ceux-ci, le constitutionnalisme global est celui qui prévaut. Celui qui contrôle le pouvoir du gouvernement n’est pas nécessairement celui qui contrôle le pouvoir social et économique. C’est ce qui arrive avec les gouvernements de gauche. Pour que ceux-ci se soutiennent, ils ne peuvent pas exclusivement faire confiance aux institutions. Ils doivent savoir s’articuler à la société civile organisée et aux mouvements sociaux intéressés à approfondir la démocratie; et disposer des propres médias de communication qui concourent avec les médias corporatifs, en général subordonnés aux dictats du constitutionnalisme global.

Démocratiser la révolution et révolutionner la démocratie ne sont pas des tâches simples, mais  constituent l’unique voie pour freiner le chemin à la croissance des forces d’extrême droite et fascistes qui occupent le champ démocratique, en profitant des faiblesses structurelles de la démocratie libérale. La misère de la liberté sera patente quand la grande majorité de la population n’aura que la liberté pour être misérable.

Traduit e l’Espagnol par : Youssef Azzam

Révisé par : Muriel Coutouis

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