Samedi 16 février 2019, un public initié, de quelques centaines de spectateurs et spectatrices, a eu à admettre, pendant un peu plus de deux heures, que Feu Tayeb Saddiki n’est pas mort! Lui le grand perdu pour notre scène nationale, la théâtrale comme celle de notre imaginaire collectif.
Il a ressuscité ce soir-là! Une pléiade de jeunes comédiens, animés et mis en scène par le vétéran Mohamed Meftah, ont, ce soir-là, tendrement, avec sympathiques et généreux efforts, réveillé et redonné vie au singulier legs de Tayeb «Al Majdoub». Ce grand Casablancais, natif de «Mogador» (Essaouira), universaliste par ses lectures, par ses divers talents d’artiste (calligraphe /plasticien reconnu), et par son répertoire, bien sûr ! Mais aussi par ses gestes et sa voix, burinés par l’atmosphère de la métropole casablancaise, havre fertile pour plusieurs générations d’émigrants de l’intérieur, ces créateurs-nés pour le Maroc indépendant. Ce fils de fquih, aussi arabophile que francophile, a livré bataille sur les deux aires culturelles, pour laisser comme héritage immatériel aux Marocains et Marocaines, un travail titanesque de généalogiste, d’ethnographe. En tirant de l’ombre moyenâgeuse notre histoire marocaine amazigho – arabo-islamique, notre âme culturelle et notre mémoire collective vers les lumières modernes de la scène du théâtre gréco-romain et italien qu’il a fait muer, magistralement, en espace de «Halqa», ce biotope naturel, ancestralet séculaire du spectacle dans le Maroc d’hier et d’aujourd’hui. Ce Maroc de la «Place Jamâa El Fna», unique au monde dans son genre, inscrite au patrimoine mondial de l’immatériel.
Ce samedi soir, au théâtre Mohammed V de Rabat, «Al Majdoub» Saddiki, père de l’héritier de sa mémoire, Mohamed Baker Saddiki (Président de la «Fondation TayebSaddiki»), a repris et redéployé son souffle de créateur des planches marocaines modernes pour faire vibrer une troupe de comédiens par ses répliques ciselées, ses costumes lettrés, ses chants enjoués et ses danses élégamment burlesques. En un mot, une «Fraja», nom qu’il prononçait si singulièrement avec son persistant accent souiri. Mohamed Meftah, casablancais aussi, a eu visiblement du plaisir rêvé à camper l’un des rôles cultes de Tayeb, Sidi Abderrahmane Al Majdoub, sans renoncer totalement à son empreinte particulière, lui le fils de Hay Mohammadi, compagnon d’enfance et de jeunesse de Nass El Ghiwane, groupe et mouvement couvés et nourris artistiquement dans le grand nid du théâtre Saddiki. Meftah a aussi campé, dans le réel, ce 16 février, le rôle du metteur en scène Tayeb Saddiki et son autre rôle, unique au théâtre marocain, du patron de la troupe du «Théâtre Mogador» : celui qui interpelle – on line, sur scène et non dans les coulisses – le comédien qui rate son entrée ou qui sèche ou hésite sur une réplique ou qui, encore, se trompe sur son emplacement sur scène… Meftah, comme jeune comédien parmi ses camarades comédiens révélés par Tayeb, début des années soixante (Batma, Boujmâa, Moulay Tahar, Tahiri) avait connu ces rappels du Maître Tayeb sur cette même pièce, «Les quatrains de Sidi Abderrahmane Al Majdoub».
Cette œuvre que Tayeb offrait aux Marocains d’alors, en 1966, comme un voyage dans le temps, rythmé de poésie de «zajal» et porteur de messages quasi- messianiques venus du Maroc déchiré et harcelé au 16ème siècle, après la chute des Mérinides. Siècle d’Al Majdoub, d’origine amazigh et arabe, natif de Doukkala, qui vécut sous le règne du pouvoir impuissant et chancelant des «Wattasides», puis, durant des décennies,des déstabilisations et des guerres menées par les Sâadiens contre les envahisseurs portugais, espagnols et ottomans…Avant de mourir, dix ans ou quinze ans après – dépendants des sources – avant la fameuse «Bataille des trois Rois» (Oued Al Makhazine) de 1578. Ses quatrains, à qui veut bien les sonder et les méditer, sont un traité de sociologie qui annote un livre populaire ouvert sur le mal, le bien, l’injustice, la violence, l’amour, la précarité et nombre de fléaux sociaux et naturels que vivait ce pays en un siècle de prélude à l’occupation de l’«Empire Chérifien» par les puissances montantes de l’époque: le Portugal, l’Espagne, avant la France, bien plus tard. Un traité en rimes trempées dans un sarcasme bien connu chez certaines grandes figures du soufisme marocain, à l’ascétisme salvateur pour les mortels et leurs appétits insatiables pour les biens et les pouvoirs.
La troupe du «Théâtre des gens» («Masrah Annass»), post- Tayeb Al Majdoub, a tenté, en 2019, d’introduire intelligemment le 21ème siècle de l’ère numérique dans cette époque perturbée de notre lointain moyen-âge. En égrenant répliques, chants, danses, costumes, personnages et échos de «pixels» numériques. Réussissant à monter un entrelacs entre le 16ème siècle et le 21ème, qui intercale, par la scénographie et par le texte, scènes, scénettes et tableaux mythiques de «Labssat», cet art populaire millénaire rendu moderne et raffiné par Tayeb Saddiki. Ces jeunes comédiens de ce siècle, ont fourni un effort assez honorable, pas plus dérangeant que sympathique et louable à l’adresse de leurs congénères comme de leurs ainés nostalgiques de l’ère d’El Ghiwane. Œuvre de transmission/appropriation. Ce dont rêve tout créateur, vivant ou disparu.
Un effort égal de cette jeune troupe du «Théâtre des gens 21» est à saluer aussi. Celui fourni sur les costumes et les accessoires confectionnés avec cette austérité, habituelle dans les œuvres célèbres de Tayeb et qui toujours adroitement tressée avec de la fantaisie dans les couleurs et les formes, si visuellement parlants, sinon suggestifs. Ce qui ajoutait, ce soir-là, à l’omniprésence de Tayeb (ex Abu Hayan, ex Hamadani…) sur cette scène de février 2019. Soit trois ans, jour pour jour, après dernière et ultime révérence tirée sur nos rares scènes dédiées à cet art universel et dont il fût l’inspirateur premier et hors-norme en ce pays de «Halqa» et de «Labssat» … Ce soir-là, on pouvait l’imaginer aisément, remplacer sur cette scène Mohamed Meftah pour tancer ou gronder, avec la tendresse du «Mâalem», du Gourou, les talents prometteurs qui lui donnaient la réplique : Amal Temmar, Mustapha Al Khlili, Fatima Iblij, Sanaa Keddar, Jalal Qriou, Omar El Bahhari, Assadik Mekouar, Khalid Naciri… Des talents, surtout les comédiennes, qui ont arraché des applaudissements bienveillants et réconfortants pour l’aventure entreprise par le professionnel Meftah, celle de faire ressusciter «Tayeb Al Majdoub», son monde, son art et sa philosophie dans la vie parmi les Marocains et les Marocaines avec une marocanité fortement abreuvée d’histoire ancestrale, résolument et artistiquement arrimée au patrimoine universel moderne et humaniste. Ce soir-là, Tayeb n’était pas mort ! Il était encore parmi «Annass» qu’il aimait et émerveillait tant !Sans que, hélas, grâce et gratitude lui soient suffisamment rendues !
Jamal Eddine Naji