Les deux font figure de poids lourds, mais ne peuvent agir sans leurs alliés: Russie et Turquie s’opposent dans le désastre libyen, chacun pays soutenant une faction rivale, mais pourraient trouver un terrain d’entente dans un billard à de multiples bandes.
Les forces du Gouvernement d’union libyen (GNA) de Fayez al-Sarraj, soutenu par les Turcs et reconnu par les Nations unies, ont multiplié les succès militaires ces dernières semaines. Et la cote du maréchal Khalifa Haftar, homme fort de l’Est du pays appuyé par les Russes, dont l’offensive sur Tripoli a débuté il y a 14 mois, est en chute libre.
La guerre civile a suscité les intérêts de plusieurs autres puissances, venues chacune avec leur agenda. Le Qatar roule avec les Turcs pour Sarraj, l’Egypte, les Emirats arabes unis, et – de façon moins assumée – la France appuient le camp Haftar.
Mais ce sont bien Moscou et Ankara qui détiennent certaines des clés propres à présider aux destinées d’un pays en proie au chaos depuis la chute de Mouammar Kadhafi en 2011.
« La Russie et la Turquie apparaissent comme les deux acteurs militairement les plus engagés aux côtés de leur allié respectif », résume Pierre Razoux, directeur de recherche à l’Institut de recherche stratégique de l’école militaire (IRSEM)à Paris.
« Je ne les qualifierais pas de faiseurs de roi, car il y a d’autres acteurs qui pourraient perturber un accord bilatéral, mais ils disposent des meilleurs leviers politiques », confirme Emad Badi, expert de la Libye à l’Atlantic Council. « Ils pourraient saboter une solution politique s’ils estiment qu’elle ne sert pas leurs intérêts ».
Moscou s’intéresse aux hydrocarbures libyens et ne verrait pas d’un mauvais oeil un pouvoir ami sur la rive orientale de la Méditerranée. Des mercenaires de la société privée Wagner, réputée proche de Vladimir Poutine quoiqu’il s’en défende, sont engagés dans les combats.
Mais « Moscou n’a pas de visées napoléoniennes pour la Libye. Il ne faut pas exagérer son importance dans la politique extérieure de la Russie », tempère Alexandre Tkatchenko, chercheur à l’Institut Afrique de l’Académie des sciences russe.
Ankara joue en revanche plus gros, dans ce qui fut un territoire ottoman jusqu’en 1912. La Turquie a notamment fourni des avions pour aider le GNA ainsi que des mercenaires syriens, permettant à Sarraj d’inverser le rapport de force.
« Ankara a des liens historiques avec les Libyens et des projets d’infrastructures pesant des milliards de dollars », relève l’analyste politique Ali Bakeer, basé à Ankara.
Une solide influence en Libye « renforce la position d’Ankara dans d’autres enjeux régionaux et lui permet de projeter son pouvoir de façon plus efficace hors de sa sphère immédiate », ajoute-t-il. Avec, dans le viseur, des dossiers aussi cruciaux que le partage des zones pétrolières en Méditerranée orientale, la Syrie, ou les migrations vers l’Europe.
Bien des observateurs soulignent à cet égard « l’hubris » d’Erdogan à l’étranger. Le président turc est ambitieux et en froid avec les Européens. Et il est soupçonné de promouvoir à Tripoli un régime à l’islam rigoriste, proche des Frères musulmans, dont Sarraj serait un allié.
Mais les experts affirment aussi que ni Moscou ni Ankara n’ont intérêt à s’affronter trop directement. « Ils peuvent trouver un terrain d’entente à la fois politique et militaire, en déterminant des sphères d’influence », assure Emad Badi. D’autant que malgré les récents succès du GNA, un règlement purement militaire de la guerre semble très éloigné.
Pierre Razoux souligne quant à lui combien les différentes logiques régionales s’imbriquent les unes dans les autres. Les deux pays sont aussi adversaires en Syrie. Et les négociations sur un théâtre sont empreintes de logiques issues d’un autre.
« Moscou et Ankara pourraient s’entendre sur le compromis suivant: la Turquie laisse la Russie et le régime syrien reconquérir la poche d’Idleb, tout en laissant entrevoir un retrait partiel de son armée du nord de la Syrie, tandis que la Russie abandonne la Tripolitaine et le golfe de Syrte au GNA appuyé par la Turquie », estime-t-il.
Depuis avril 2019, le conflit a fait des centaines de morts et poussé plus de 200.000 personnes à fuir. La mission de l’ONU (Manul) estime que plus de 16.000 personnes ont été déplacées du fait des derniers combats.