Abdelilah Chahidi: Les révélations intérieures du beau visage féminin

Par : M’barek Housni*

«Il n’est pas de beauté sans fêlure», Georges Bataille.

On ne cessera jamais d’explorer la figure féminine comme horizon d’art qui ouvre la voie au frôlement du mystère de l’existence. Abdelilah Chahidi nous le fait sentir à sa manière avec élégance et maîtrise. L’élégance du rendu ouvert à la contemplation et la maîtrise de l’outil par lequel l’exécution de celui-ci est possible, donné à voir en des dimensions accaparantes (des toiles assez grandes pour empêcher l’ailleurs tout proche : 200 sur 130 cm à titre d’exemple). C’est dire l’importance physique du travail artistique d’Abdelilah Chahidi.

Le portrait qui en cache un autre

Or, il ne faut pas s’y tromper.  Le portait de la femme est une composante qui, certes plaît par le délicieux péché de l’admiration qu’il suscite, est avancé pour exprimer autre chose, prétexte et béance sur un tas de significations. Car si le désir nous prend de s’essayer à la gymnastique de le regarder tout seul, et d’occulter le reste du tableau, on n’y réussit pas. Par contre l’occulter lui, en tant que portrait peut se faire, et un autre pan autrement plus insistant s’invite à nos sens visuels. C’est la thématique de la présence/absence qui est mise en œuvre ici, mais avec de gros moyens plastiques, si on ose employer des termes venues de l’ailleurs artistique. D’autant plus que le portrait féminin est au centre de la toile, d’une évidence criante. Notons au passage la rareté du portrait masculin qui, s’il est peint, est prétexte à accoler aux extrémités de sa pilosité faciale dense et touffue un nombre de minuscules femmes en différentes positions comme compléments empêchant toute limpidité.

Cela nous offre deux niveaux de lectures, conséquence de deux approches mises côte à côte mais s’interpénétrant de façon translucide et abordable. Ce qui est encore plus palpable avec le procédé caractérisant l’art de l’artiste qui consiste à donner deux moments de visualisation, l’une nocturne et l’autre diurne.

Le portrait de la femme est donc dans l’axe de la toile, ses yeux joliment maquillés fixant le spectateur (il y a un réel spectacle dans l’œuvre de l’artiste), ses lèvres affichant leur rouge à lèvres vif, les joues lisses et presque limpides. C’est une caractéristique indépassable qui nous montre un côté figuratif dompté à merveille, c’est-à-dire dans sa fidélité impeccable au référent réel dont il tire sa matérialité claire, rehaussée par l’éclat lumineux du teint. Car il est le visage d’une femme appartenant à la contemporanéité. Elle est actuelle. Et pourtant, l’artiste le place ainsi à dessein, pour exprimer autre chose, lui confère cette présence forte et influente pour nous faire entrer dans l’absence, dans ce que cache la présence.

Cela avoisine par certains égards ce qui est appelé le portrait psychologique sans l’être en fait. Il renvoie à un symbolisme qui a des connections avec le psychologique. Juste après, le figuratif cède la place petit à petit, à l’abstrait, le champ des couleurs sombres et aux tons ombragés, de la grisaille que vient éclairer parfois le rouge vif, le bleu aqueux. Ça se fait par étapes. Car le visage féminin est sans cesse cerné, envahi, encerclé, convoité par toutes sortes de composantes identifiables avant la plongée dans le non-identifiable dans les confins de chaque toile. Comme une perte dans ce qui existe pour lui-même. C’est-à-dire le vaste monde qui couve notre existence passagère en proie à l’érosion temporelle.

Anthologie de visages aux crânes ouverts

Car une remarque importante est à  signaler ici : c’est le visage de la femme et non son corps qui est mis en évidence.  On est loin des canaux artistiques classiques se rapportant à la représentation de la femme. Le corps, lorsqu’il est peint est juste un petit détail quelque part dans la toile, plutôt meurtri que sublimé. La démarche de l’artiste n’est guère de montrer mais d’exprimer. Ainsi chaque visage est fracturé, ouvert en haut, libérant côté crâne ce qu’il cache, ce qui s’y trame de soucis, de rêves, de fantasmes, de turbulentes idées, que le monde extérieur impose inéluctablement, que le temps sculpte inlassablement.

Une multitude de significations nous parviennent presque en blocs. Le visage devient alors un paravent, un leurre, juste un visage fort maquillé et si beau en apparence, alors que tout un univers secret et infiniment inquiétant lui est collé, faisant partie de lui. Ce sont des pans de pierres à abattre pour libérer un visage muré dont les yeux sont bondés, comme désir de liberté entravée dans la toile intitulée «façonnage idyllique». Ce sont des cintres à la place du crâne auxquels sont suspendus des visages qu’on sort de sachets plastique qui les couvrent, étant juste des choses «précieuses» dans un long réduit, dans la toile qui porte le titre de «harems vestimentaires». Ou des mains aux doigts incurvés vers l’avant plan maniant des fils rattachés aux traits du visage le manipulant comme une marionnette dans «femme manipulée». Une autre toile intitulée «l’âme brûlée» montre un crâne plat où est posée une bougie qui brûle et dont la cire dégouline tout autour du visage. Toutes les toiles créées par Abdelilah Chahidi reflètent un récit dépositaire d’un message. «La peinture est un art et l’art dans son ensemble n’est pas une vaine création d’objets qui se perdent dans le vide» avait dit Kindknsky.

Les formes nuageuses du temps

Tout cela conduit à dire que cette représentation, ainsi édifiée, délivre les traces causées par les affres du temps figurées par un sablier, ce long parcours des instants équivalent à une existence, à la vie où la beauté se désintègre lentement même si l’art la conserve par essence. Car derrière, se nichent les soucis, car tout autour, la négation (le négatif) est tout proche prêt à y mettre du sien. Comme le disait le poète Reverdy : «Il y a pour l’âme des aubes et des crépuscules sans nombre chaque jour».

Ce dernier aspect est rendu par tout le côté abstrait des toiles de l’artiste.  Ces nuages comme des coulées de couleurs blêmes et affadis en vagues, ces tons automnaux montrés par des feuilles et des branches d’arbres. Ces formes dégoulinantes, envahissantes qui traquent les visages jusqu’à les assiéger. Tout un travail minutieux sur la matière qui donne des compositions harmonieuses de couleurs sans contours nets mais diffus et ramifiées telles des liquides consistants. On pourrait les contempler indépendamment du reste, tellement on y perçoit un bon sens de la couleur, concoctée par l’artiste lui-même à partir de sources diverses,  et évocatrice des états d’âme relatés par les sujets de chaque visage/toile.

De l’art que l’œil saisit avec plaisir. D’autant plus qu’il dénote un expressionisme qui réussit à englober deux grands versants artistiques.

Exposition à la bibliothèque du Royaume,  Rabat, du 14 au 31 décembre 2018

  *Écrivain et chroniqueur d’art

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