Abderrahim Al Atri… l’angoisse du sociologue, la passion de l’éternel enfant!

Par : Nizar lafraoui

Il savait, en enchainant les passages sur les plateaux de télévision et studios de la radio, que le risque de surexposition aux lumières n’est jamais bien loin. Lui, que les feux de la rampe ne l’ont guère attiré. Car, l’homme pratique avant tout la sociologie avec la passion de l’éternel enfant qui l’habite.

Animé par l’exploration des vérités enfouies dans le non-dit, il se refuse à emprunter les sentiers battus, regarde par-delà les murs et les slogans clinquants. Chercheur prolifique, actif dans le milieu universitaire et les cercles de débat scientifique, il renvoie l’image du fin observateur, attentif aux battements de la société, au déchiffrage des codes que renvoie le Marocain dans son espace.

Il vit ses aventures de recherche avec l’âme de Abderrahim, l’enfant né dans l’horizon ouvert de douar Lhnichate, son havre de liberté, l’univers du grand-père, à quelques kilomètres de Benguerir. C’est dans ce territoire rural que naquit très tôt sa curiosité, son besoin de poser des questions, de fouiller dans les liens de causalité.

Dans les champs de blé, les vastes espaces des marchés hebdomadaires, les fêtes de mariage, les obsèques, les regroupements autour des ruisseaux, des mausolées…les interrogations allaient pulluler dans son esprit, que des professeurs-éducateurs bienveillants avaient su encadrer, apprivoisant sa curiosité, saisissant son angoisse et l’aidant à suivre la voie de la méthodologie pour comprendre tout ce qui l’entoure.

Il écrit sur «la baraka des ancêtres», «la sociologie de la vie quotidienne», «les transformations du Maroc rural», «les mouvements de contestation», «l’industrie de l’élite au Maroc»…Abderrahim Al Atri, le sociologue d’aujourd’hui, poursuit le même fil dessiné par cet enfant qui courait après le sens dissimulé dans des pratiques sociales, avec ses dits et non-dits.

Le voyage des interrogations continue de l’entrainer dans les univers de l’angoisse intellectuelle propres à la tribu des sociologues. Il les reformule avec une langue singulière mariant savamment littérature et pédagogie.

Plus qu’une mémoire personnelle, le milieu rural est un espace de recherche de référence par excellence. «Nous ne pouvons pas comprendre la ville marocaine sans un retour à la campagne. Nous ne pouvons pas comprendre le présent sans un retour au passé».

La vie citadine n’a pas eu raison de son amour pour le rural. Ses déplacements réguliers aux marchés de la campagne n’ont jamais cessé. La tentation n’est que trop forte!

Son sens de l’observation, de l’exploration des mutations et des indications ne le quitte point. «Nous vivons dans une société de symboles, de sens, de trésors culturels et humains. Ce n’est pas par hasard que les anthropologues ont toujours répété que le Maroc est le -paradis de l’anthropologie-. Car, chaque pratique sociale cache des vérités aux prolongements historiques, pétris de sens», estime le natif de Rehamna.

«Notre pays a réussi à négocier avec la nature et le contexte politique, grâce à sa culture. La force de la société réside dans la diversité de ses affluents culturels. Au Maroc, des cultures se sont brassées, donnant naissance à une société complexe qui requiert beaucoup d’efforts, d’analyse et de prospection…».

Al Atri s’est embarqué dans l’aventure de la sociologie, à la recherche de l’excellence et de l’authenticité, sans pour autant rompre le lien avec les pères fondateurs et les pionniers.

Concerné par la culture de la reconnaissance, il a dressé, dans son ouvrage «l’école de l’angoisse intellectuelle», des portraits de haut vol de personnalités, dont le legs ne doit pas rester enfermé dans la froideur des tiroirs. «La communauté scientifique ne pourrait se renforcer et les sciences sociales ne seraient être utiles qu’à travers une véritable culture de la reconnaissance, en tant qu’acte scientifique, éthique concret». Al Atri apprécie peu les hommages posthumes.

Il a tenté d’attirer un filon de lumière sur l’héritage des pionniers qui ont imprimé de leur empreinte le cours sociologique et l’ont libéré du poids de l’approche colonialiste : Guessous, Al Khatibi, Mernissi ou Zakia Zouanat qui venait de l’anthropologie…»Malheureusement ces exemples ne sont pas assez présents. Nous avons besoin de promouvoir la réussite sociale dans la science…au lieu de se contenter du football et de l’art…»’.

Il résume les besoins de cette phase historique en trois fondamentaux : Lumières, changement (des habitudes, pratiques et discours) et libération (des énergies et des idées). «Ce sont nos indispensables pour passer vers la société de la modernité. Sans ces conditions, nous continuerons à produire les mêmes pannes par d’autres raccourcis».

Sur l’avenir du cours sociologique au Maroc, Al Atri semble rassuré, bien que l’histoire de la sociologie n’ait pas été un long fleuve tranquille. Si la première génération s’était penchée sur l’épuration et la révision du legs colonialiste, la nouvelle, elle, explore de nouvelles terres de recherche.

«Nous avons aujourd’hui des sociologues spécialisés en personnes âgées, en crime et en habitudes alimentaires…La sociologie se porte bien et connait même un engouement en termes de publications et de débats. La réalité ne pourrait pas être décortiquée et comprise uniquement sous le prisme du politique et de l’intellectuel, mais aussi à travers celui de l’analyse scientifique et sociologique…et ce, bien que le paysage n’est pas complètement sain, dans la mesure où il convient encore de réunir les conditions professionnelles et logistiques du décollage sociologique au sein de l’université».

Al Atri a un avis bien tranché en matière de jurisprudence sociologique marocaine, qui est restée essentiellement axée sur l’école française. «C’est une interrogation-malédiction : Pourquoi avons-nous concentré nos recherches sur l’école française pour produire du sens ? Le savoir est comme l’amour. Il n’a pas de nationalité. Je n’appelle pas à la marocanisation ou l’islamisation de la sociologie, mais nous devons être attentifs au fait que le cours sociologique a renouvelé ses outils et ses citations à travers le monde».

Il explique : «Sur le plan des instruments méthodologiques, le cours anglo-saxon est très fort, et nous sommes appelés à s’y ouvrir. La sociologie est une science qui se conjugue au pluriel et parle toutes les langues du monde. Pour aspirer devenir un chercheur en sociologie et léguer un certain savoir, il importe de parler toutes les langues sociologiques et s’ouvrir sur toutes les connaissances…».

Al Atri, qui continue de contribuer à l’élargissement de la base des adeptes de la sociologie à la faculté des lettres-Saiss à Fès, sait bien que placer cette science au cœur des représentations sociales et approches de développement est une mission civilisationnelle ardue. C’est un exercice démocratique inéluctable.

«Pendant sept ans, je me suis invité chez les Marocains à travers la télévision. Mon objectif était de leur dire qu’une autre science existait, et pouvait contribuer à démonter les structures de la société et leur donner les clés de compréhension et de construction du sens».

Il note l’élargissement du champ des programmes de réflexion participative sur les stations radiophoniques et le recours des institutions officielles aux services du sociologue. Mais, sur le plan des structures populaires, un quiproquo persiste sur la situation et la mission de la sociologie.

«C’est une science critique par excellence, une science de l’agitation intellectuelle, qui dissèque la réalité et fournit les alternatives possibles». C’est la conviction d’un disciple qui continue, sans relâche, à creuser les sillons du changement, pour que le ruisseau coule…quoique lentement !

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