Abdeslem Seddiki Aziz: Belal, «une pensée toujours vivante»

Ce fut un 23 mai 1982 lorsque nous apprenions le décès tragique de notre camarade Aziz Belal survenu à la suite d’un incendie qui s’est produit à l’hôtel «Conrad Hilton» de Chicago.

Le regretté camarade s’y est rendu dans le cadre de ses fonctions, en tant que vice-président de la commune d’Ain Diab de Casablanca, pour participer aux cérémonies de jumelage entre Chicago et Casablanca. Ce fut son premier et dernier voyage aux États-Unis! Pour les nouvelles générations (publié dans AlBayane le 23 – 05 2012) qui n’ont pas connu Aziz Belal et qui n’ont pas vécu son époque, l’itinéraire de l’homme avant de parler de son œuvre et de son apport tant à la recherche scientifique qu’au mouvement social dans lequel il s’était engagé dès sa jeunesse.

Aziz Belal est né à Taza le 23 mai 1932. Issu d’une famille modeste, il perdit son père à l’âge de huit ans, ce qui l’amena à affronter très tôt les difficultés de la vie. Il poursuivit ses études primaires à Oujda où il fut un élève brillant. Après avoir obtenu son baccalauréat, il regagna Rabat pour y préparer sa licence en sciences économiques de 1951 à 1953. Par la suite, il se rendit à Toulouse où il obtint son diplôme d’études supérieures (1956).

Le contexte national dans lequel si Aziz a vécu et grand il l’a amené très vite à choisir son clan et à faire son choix : celui de la lutte pour l’indépendance du pays et pour l’émancipation des peuples opprimés. Ainsi à 19 ans, il adhéra au parti communiste marocain, alors clandestin, (devenu successivement parti de libération et du socialisme, puis parti du progrès et du socialisme) pour devenir l’un de ses illustres dirigeants en tant que membre du bureau politique.

«L’animal politique»

Depuis, Aziz Belal n’a jamais dissocié son activité politique de son activité scientifique : pour lui, les deux vont de pair et s’enrichissent mutuellement, restant en cela fidèle à la définition donnée par Aristote à l’homme en tant «qu’animal politique» après l’indépendance du pays, il fut chargé de mission au plan où il participa à l’élaboration du premier plan quinquennal (1960-1964).

En 1959, il accéda – dans le cadre d’un gouvernement de coalition nationale présidé par Abdallah Ibrahim – au poste de secrétaire général du ministère du Travail. Et c’est grâce en grande partie à lui que la législation du travail, datant de la colonisation, fut révisée et améliorée. A la demande de son parti, il démissionna de son poste pour ne pas cautionner les déviations du gouvernement par rapport aux orientations de départ.

En 1960, il intégra la faculté de droit de Rabat, la seule à l’époque, où il enseigna l’économie tout en œuvrant à la mise en place de la section de langue arabe et à la création du syndicat national de l’enseignement supérieur.

Premier économiste marocain titulaire d’une thèse d’Etat

Parallèlement à son activité en tant qu’enseignant et son engagement politique sur tous les fronts, il s’est mis à préparer une thèse d’Etat en sciences économiques sur «l’investissement au Maroc 1912-1964, et ses enseignements en matière de développement économique ». Cette thèse soutenue brillamment à l’université de Grenoble en 1965, fit date dans la recherche socio-économique du pays faisant d’Aziz Belal le premier économiste marocain titulaire d’une thèse d’Etat.

Nommé professeur d’université, il poursuivait inlassablement son activité académique et politique : présent dans tous les débats scientifiques et politiques aussi bien au Maroc qu’à l’étranger; partisan acharné du travail organisé; ardent défenseur de la cause des déshérités. Grâce à ses qualités d’intellectuel talentueux, d’humaniste sans failles et d’orateur hors pair, il a acquis une facilité à argumenter et à convaincre à lui seul, il constituait une école : l’école Aziz Belal à laquelle ses anciens étudiants et ses nombreux amis s’identifient spontanément. Il a vécu modestement bien qu’il disposât de tous les atouts pour s’enrichir et accumuler la fortune dans la légalité. Il symbolisait cet «intellectuel organique » au sens gramscien du terme. Il n’a eu de cesse de professer que la culture et l’argent font rarement bon ménage !

L’un des fondateurs de «l’économie de développement»

Tel est brièvement si Aziz en tant qu’homme. Qu’en est-il de son apport scientifique ? Cet apport est riche et diversifié. Il touche des champs de connaissances variés, par conséquent, il serait hasardeux de le résumer en quelques pages, voire en quelques lignes. Nous retiendrons ici les aspects qui nous paraissent toujours d’actualité.

     1- le bilan de la colonisation : le travail de Belal sur la période coloniale constitue, avec celui réalisé par Albert Ayache, une référence incontournable pour connaitre les effets de la colonisation française sur l’économie et la société marocaines. Le bilan que dresse l’auteur est implacable et nous donne une image nette sur les 50 années de colonisation. Au cours de cette période, l’économie marocaine a connu la croissance sans connaitre le développement. C’est une croissance «déformée», écrit Aziz Belal, croissance dont l’objectif est de servir les intérêts de l’économie métropolitaine dominante et dont la progression se trouvait conditionnée par l’accentuation du «stylisme» économique et monétaire du pays dominé (le Maroc) par rapport à l’économie de la métropole. Il y a besoin aujourd’hui d’entreprendre le même travail sur la colonisation espagnole au Maroc pour dresser le bilan de cette présence qui était plus préjudiciable et plus «paupérisatrice» que la colonisation française.

     2- L’économie de développement : une lecture attentive des travaux de Belal et un examen du contenu des cours qu’il a dispensés à l’université nous autorisent à le considérer comme un véritable théoricien du développement et l’un des fondateurs de «l’économie de développement». La stratégie de développement qu’il a préconisée pour le Maroc au milieu des années 60 du siècle dernier n’a rien perdu de sa pertinence et de son actualité : un investissement efficace aux effets multiplicatifs élevés; un rôle dominant du secteur public ; des institutions démocratiques, décentralisées et dotées de larges attributions en matière économique et sociale ; la conciliation des impératifs d’efficacité économique et de justice sociale; l’importance décisive de l’encadrement politique et de la participation active des masses… «La responsabilité principale de développement économique, écrit-il, est mise à la charge de l’État, celui-ci ne pourrait l’assumer pleinement et efficacement que dans la mesure où il représente réellement les intérêts de la majorité de la population, notamment de ses couches les plus déshéritées, et non pas les intérêts d’une minorité privilégiée qui craindrait de mettre en mouvement des forces sociales qu’elle ne pourrait plus contrôler, ou de procéder aux changements qui porteraient atteinte à ses privilèges» (l’investissement au Maroc…p.398).

     3- Les facteurs non économiques de développement : cette question centrale a été déjà esquissée par l’auteur dans sa thèse en donnant une place de choix aux facteurs culturels et idéologiques dans l’enclenchement du processus de développement économique et ce fut en 1980 qu’il présenta une construction théorique élaborée sur cette problématique dans un ouvrage intitulé justement : «développement et facteurs non économiques». Après avoir critiqué les théories dominantes de développement fondées sur le «rattrapage» (version Rostow) et montrait les limites de l’idéologie de la «troisième voie» prônée en Afrique et dont on voit aujourd’hui les déboires et les dégâts, Aziz Belal a opté pour une conception large du concept de développement intégrant l’ensemble des facteurs : économiques, culturels, idéologiques voire civilisationnels.

Une vie dense et productive

Il s’agit pour lui de s’attaquer aux quatre problèmes fondamentaux intimement liés : libération nationale, révolution sociale, développement et civilisation. Et partant, il définit le développement comme étant «un processus cumulatif socialement maîtrisé et continu de croissance des forces productives, englobant l’ensemble de l’économie et de la population, à la suite de mutations structurelles profondes permettant la mise à jour de forces et de mécanismes internes d’accumulation et de progrès ». Tel qu’il est défini, un tel développement «n’est pas possible sans l’élimination des blocages sociaux, politiques et idéologiques qui l’entravent, c’est-à-dire de la domination externe-interne qui ronge et inhibe les formations sociales périphériques. Ce qui signifie, en bref, la réalisation d’un processus de libération nationale authentique et de révolution sociale profonde – dans les structures socio-économiques, les rapports sociaux et les valeurs idéologiques et culturelles – et sa consolidation persévérante dans le temps». Vaste projet !

4- Questions diverses : d’autres questions ont retenu l’attention d’ Aziz Belal dans ses écrits dont notamment : l’unité maghrébine, les relations entre le Maroc et la CEE (devenue union européenne).
Ainsi, a-t-il pensé les blocages à l’intégration maghrébine en se fondant sur les tendances lourdes et les raisons structurelles auxquelles viennent se greffer les raisons contingentaires.

D’abord, les forces socio- politiques qui avaient dirigé la lutte pour l’indépendance des trois pays et la façon dont elles l’imposèrent n’étaient pas les mêmes.

Ensuite, certaines différences dans l’évolution socio-historique antérieure à la colonisation européenne ont également joué un rôle négatif dans l’unité maghrébine.

Enfin, la découverte et l’exploitation de gisements de pétrole et de gaz en Algérie jouent un facteur «déséquilibrant» dans les relations intermaghrébines en donnant à ce pays un sentiment de supériorité voire d’hégémonie. Ces facteurs continuent de faire obstacle à l’édification du grand Maghreb.
Par ailleurs, Aziz Belal a consacré une large littérature aux relations Maroc/Maghreb-CEE en considérant celles-ci comme une nouvelle forme de domination «néo- coloniale» qui s’est substituée à la domination directe. Il était favorable à une autre forme de relations fondées plutôt sur la coopération et le partenariat dans une optique «gagnant-gagnant». Et l’histoire a fini par lui donner raison.
On le voit, la vie de si Aziz fut dense et productive. Il nous a légué un trésor de connaissances et un patrimoine scientifique immortel. Et c’est avec une profonde émotion et une reconnaissance sincère que nous nous inclinons devant sa mémoire et lui rendons ce modeste hommage.

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