Albert Camus: le libertinage du soleil et de la mer

«Homme libre, toujours tu chériras la mer !» (Baudelaire)

Par Berrezzouk Mohammed

Dans une conférence prononcée le 24 novembre 1933, parlant de ses rapports avec la Méditerranée, Paul Valéry déclare ceci : «Je m’accuse devant vous d’avoir connu une véritable folie de lumière, combinée avec la folie de l’eau». Folie heureuse et jouissive d’un écrivain épris amoureusement de soleil et de mer, et dont son regard et son esprit s’enivrent continûment. Folie, autre forme de l’hybris, qui se désintéresse de l’ordre et de la mesure, car le corps, en osmose avec les deux déités, s’émerveille à l’extrême de la beauté de la nature primitive, intacte, inaltérable et sempiternelle.

Albert Camus, lui aussi méditerranéen de fond en comble, fait presque la même expérience de la folie que son prédécesseur.

A sa manière, parlant de son amour du soleil et de son désir de la mer, il en dessine les contours dans «Noces à Tipasa» : «Hors du soleil, des baisers et des parfums sauvages, tout nous paraît futile. (…) Ici, je laisse à d’autres l’ordre et la mesure. C’est le grand libertinage de la nature et de la mer qui m’accapare tout entier».

Voilà donc un autre mot pour dire quasiment la même chose. Le libertinage n’est-il pas l’autre nom que peut prendre la folie ? Folie ou libertinage, tous les deux sont des synonymes et ils riment avec l’éblouissement et la stupéfaction, le bonheur et la jouissance. Au contact avec la lumière, l’eau, le ciel, l’odeur des arbres, le relent des plantes aromatiques et le bourdonnement des insectes, Camus éprouve un bonheur immense : «Sous le soleil du matin, écrit-il, un grand bonheur se balance dans cet espace». La Méditerranée est le lieu où Camus fait l’expérience de l’hédonisme.

Ce qui l’intéresse davantage, c’est ce corps à corps avec les éléments de la nature, c’est-à-dire cette relation sensationnelle avec les vagues, le sable, la chaleur et les vents; cette soudure passionnelle avec le lentisque, l’absinthe, l’hibiscus et la pêche qu’il mord à belles dents. De l’une à l’autre, le jeune écrivain va à la rencontre de l’amour et du désir. La nature, dans toutes ses variétés, est pour lui source de plaisir et rien ne l’empêche d’en jouir jusqu’à l’ivresse. Elle est une page où sont inscrits les signes de tous genres, il y est présent et en déchiffre les sens secrets.

Dans cette nature libre, solaire et maritime qui s’étend à perte de vue, rien ne guide ses pas que ce contact fusionnel avec les éléments. Les voir, les toucher, les humer, les goûter et les écouter, cela permettra à Camus de se reconstruire et se réaliser : « Enfoncé parmi les odeurs sauvages et les concerts d’insectes somnolents, j’ouvre les yeux et mon cœur à la grandeur insoutenables de ce ciel gorgé de chaleur. (…) J’apprenais à respirer, je m’intégrais et je m’accomplissais».

A Alger, à Tipasa, à Bab-el-Oued, à Florence, la nature est généreuse; elle donne, et à profusion. Elle est dispensatrice des leçons d’amour et de joie de vivre. Et Camus d’en faire l’alpha et l’oméga de son aventure humaine, de sa philosophie épicurienne, de son culte de la beauté. «Devant [le monde], pourquoi nierais-je la joie de vivre, si je sais ne pas tout refermer dans la joie de vivre ? Il n’y a pas de honte à être heureux. Mais aujourd’hui l’imbécile est roi, et j’appelle imbécile celui qui a peur de jouir».

A bien des égards, Camus se refuse obstinément à être un imbécile, car il fête ouvertement ses noces avec la nature, dans la félicité, la grandeur et la gloire. Son œuvre, un long poème où le lyrisme méditerranéen est pléthorique, demeure un hymne au soleil et à la mer auxquels il voue amoureusement un culte en quelque sorte païen. Il s’en réjouit hic et nunc, s’y adonne, s’y dépense et tend à épuiser ses possibles. Sa présence dans la nature se fait sous le mode corporel si bien que ses sens sont tout le temps à l’affût des éléments naturels. «Il me faut être nu et puis plonger dans la mer, encore tout parfumé des essences de la terre, laver celles-ci dans celle-là, et nouer sur ma peau l’étreinte pour laquelle soupirent lèvres à lèvres depuis si longtemps la terre et la mer.

Entré dans l’eau, c’est le saisissement, la montée d’une glu froide et opaque, puis le plongeon dans le bourdonnement des oreilles, le nez coulant et la bouche amère». Voilà le récit de l’apothéose du corps pris dans ses élans naturels et instinctifs : un corps libre et libertaire, un corps joyeux et jouissif.

C’est la leçon du bonheur instantané, du bonheur dionysiaque. Toute la philosophie hédoniste de Camus se résume à l’aune de ce bonheur immédiat d’un corps jubilatoire au contact avec la nature. Un corps qui se laisse submerger de la tête aux pieds par les odeurs de la mer, les couleurs des cieux, les ramages des oiseaux, les pierres couvertes de fleurs, les aspérités des vestiges envahis par les herbes. Un corps qui se laisse envahir par la vie mouvementée d’un théâtre permanent de la régénérescence, du continu et de l’universel.

Un corps qui n’a pas honte de dire et décrire son bonheur. «Double vérité du corps et de l’instant, au spectacle de la beauté, comment ne pas s’y accrocher comme on s’agrippe au seul bonheur attendu, qui doit nous enchanter, mais périr à la fois».

Dans cette optique, Camus s’inscrit en faux contre le platonisme qui dénigre le corps au nom de l’Idée, de l’esprit et de la raison. Il se met également aux prises avec le christianisme qui accule le corps à l’abstinence, à la souffrance et à la mutilation.

Dionysien par définition, Camus fait de la Méditerranée le spectacle de la bacchanale de lumière et de mer, le carnaval de l’orgie sensualiste. Spectacle et carnaval qui inscrivent pleinement le corps dans le présent, sans souci de l’avenir ni nostalgie pour le passé. Un corps désireux fidèle à l’instant,  un corps amoureux rebelle au souvenir.

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