Apprendre à dire «non»

Gaston Bachelard est, de tous les philosophes contemporains, celui à qui j’aimerais mieux ressembler. C’est à lui que je dois ma passion de la philosophie mariée à la science, épicée par la poésie. Il n’eût jamais admis comme Leibniz et Comte, la séparation simpliste entre la science et la littérature, entre la raison et l’imagination. C’est la relecture de son livre  La philosophie du non  destiné à la critique de la physique moderne qui m’a bel et bien inspiré cet article.
L’esprit préscientifique, et l’esprit anti-scientifique ne cherchent dans le monde que l’unité dans la vision, dans la pensée et dans le jugement. Ils s’opposent donc absolument à chaque tendance à dire «non». C’est le besoin maladif de l’unité qui soupçonne toujours des «non» et traite en ennemi celui qui ose s’opposer à la vérité imposée.
L’audace de dire «non» suscite toujours la haine, la peur, l’inquiétude, car elle formule la vision de l’Homme libre, autonome, rationnel, capable de se construire une autre vérité au-delà des perceptions communes.
«Ose penser par toi-même!», disait Kant. C’est cela la lumière indispensable à l’évolution de l’humanité. Celui qui s’offre facilement, qui abdique d’avance, qui se donne docilement à tous les jougs, qui opine du bonnet à toutes les affirmations ne serait plus Homme, ni même un être humain. Il ne serait qu’une chose inerte, un «non-être» et l’histoire, la vraie histoire, n’en voudrait pas.
Depuis le 6e siècle avant notre ère, lorsque Thalès a engagé le combat de «non» à toutes les explications mythologiques du cosmos, les sanctions tombèrent en avalanche sur les têtes thalésiennes ou semi-thalésiennes.
Diagoras voit sa tête mise à prix. Socrate est condamné à boire de la cigüe, Aristote est taxé d’impiété. Galilée et d’autres… tous condamnés à s’autocritiquer, à céder à la vérité imposée, à se repentir, à dire un «oui» absolu à toutes les affirmations dogmatiques, quoique absurdes. Et dans les cas de dureté, les fers de dressage se préparent.

C’est le courage de dire «non» qui définit l’Homme, qui lui  assure sa dignité, son identité et son « hommeité». L’Homme n’est pas seulement «homo- faber» ni seulement «homo- sapien» mais il est aussi «homo-negans», c’est-à-dire l’être qui a le pouvoir de dire «non» quand il est conséquent de le dire.
Rien n’est aussi pire, aussi honteux et ignominieux que de vivre avec les yeux bandés, le cerveau soumis, l’esprit disposé à tout accepter sans examen et sans remettre les choses en question…
Il est vrai que le «oui» inconditionnel est la méthode la plus sûre pour faire carrière dans la société figée où la vérité est uniquement celle du maître. Elle n’a pas d’autre existence que celle qu’elle tire de l’autorité. Plusieurs nullards et nullardes, mais arrivistes, sont devenus de grands personnages dans le monde, seulement avec la méthode de dire «oui» à tout ce qui se présente : à la peste noire, au diable, aux stupidités de la politique… Tant d’esclaves, par la raison que les spartiates donnaient à la servitude des perses, dans notre époque ! Faute de ne pas savoir prononcer la syllabe «non».
Pourquoi le «oui» l’emporte souvent sur le «non» ?
C’est la loi des groupements humains. Dire «oui» ne suscite ni explication, ni justification, ni obligation d’avancer des arguments sur les mécanismes de l’accord, ni sur ses assises. C’est donc plus convenable aux esprits inférieurs. Avec le «oui» on s’approprie tout : l’eau et le ruisseau. Quoi encore de mieux que de se tenir dans la sécurité des «accords» et dans leur
conforts pourvus de toutes les commodités ! Le moment difficile est celui où l’on doit dire «non», par devoir moral, social, culturel… Car il exige un effort sur soi-même en tant qu’esprit, pensée et matière physique. Les humiliations du maître sont prodiguées à l’élève qui refuse la soumission à ses paroles. Et s’il a le malheur de monter une attitude d’opposition, ou un désir de dépassement, les sanctions les plus abominables ne vont pas tarder à se produire.
Dire «non» c’est penser, peser et calculer, se réveiller, C’est se servir de son entendement… c’est aussi chercher une autre vérité que celle qui se présente… c’est enfin faire usage de tout ce qui distingue l’Homme de la bête.
A quoi faut-il dire «non» ?
Une des inconséquences des orthodoxes fanatiques et de certaines natures infirmes est de toujours dire «non», même aux évidences et aux affirmations démontrées, approuvées, fondées, calculées. A partir de cette position, les entêtés obstinés rejettent toutes les vérités qui se présentent, pour le simple besoin psychologique de dire «non». Pour cette catégorie d’êtres humains, personne n’est garant de l’évidence. Le «non» est le point de départ, le «non» est le point d’arrivée…
Le «non» rationnel, conséquent est une méthode, non une attitude purement négative. Son objectif c’est reconstruire la société humaine sur le fondement de la raison, de la pensée critique, de la liberté et de l’entendement. Il vise l’émancipation des hommes de la peur, de la servitude, de la crédulité et de la soumission absolue.
Savoir dire «non» est un devoir moral, humain et même divin, mais pas à n’importe quoi et à la façon des sceptiques orthodoxes.
Dire «non» quand il faut le dire et à quoi il faut le dire…

Dire non à l’orientation ridicule de l’entendement humain, à tout ce qui vise l’uniformité intellectuelle, à l’alignement idéologique, à toutes les tendances malignes de tromper, de défigurer l’image de la réalité, d’endoctriner les esprits pour des fins destructives…
Dire «non» au fait de répartir les peuples et les hommes en supérieurs et inférieurs pour des raisons raciales, ethniques, religieuses et linguistiques…
Dire «non» aux manières dictatoriales d’imposer les lois, les systèmes, les modèles à suivre, les pseudo-vérités et les réponses toutes faites aux problèmes imaginaires…
L’Homme doit apprendre à dire «non» quand il faut le dire. Et celui qui dit toujours «oui» n’a ni conscience, ni intelligence ni sensibilité ni dignité humaine ni prévoyance ni le souci d’être utile à l’humanité. Il n’a que le corps, chair et os, qui symbolise l’animalité encagée.
«Qui dit toujours oui est mort. A chaque non on cherche un oui, mais l’aboutissement est lointain et entre les deux, la relativité agrandit les hommes», dirait Ouissaden dans son roman Le tapis rouge.

Dr. Omar Lachguer*

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