Ave la mémoire de Léopold Sédar Senghor!

De Dakar à Marrakech

Je voudrais m’autoriser de l’honneur qui m’avait échu d’avoir pu participer, aux côtés de MM. Abdelkader Retnani (secrétaire général de l’Association des éditeurs marocains) et Driss Alaoui M’Daghri (fondateur de « Come to My Home ») et avec l’appui du Ministère marocain de la culture, à la semaine culturelle du Maroc à Dakar (février 2016), et, à l’occasion de Marrakech COP22 (2016), d’évoquer le nom de celui qui fut, des décennies durant, un grand ami du Maroc et de la communauté du monde : le Président-poète Léopold Sédar Senghor.

Liée, nouée, à la ville de Dakar et en général, au Sénégal, à ses écrivains, penseurs, artistes, étudiants, habitants, qui y ont accueilli les membres de la délégation marocaine, cette évocation est d’autant plus fraternelle et amicale que c’est à l’ombre du nom Senghor, le concepteur de l’Afrique de la culture, qu’elle découle et se ressource à la «chaude sylve africaine». Dakar, tout ensemble, ville adoptive de notre imaginaire africain, une des villes des théoriciens de «la planétarisation de la question africaine» (Felwine Sarr et Achille Mbembe), de la «poétique de la relation» (Edward Glissant), de l’intraitable beauté du métissage et du dialogue des cultures chers à Léopold Sédar Senghor. Tous ces concepts ou notions ou programmes prospectifs sont à l’œuvre au sein du paradigme de Négritude qui a été forgé au cours des années 1930 du siècle dernier par ce poète sénégalais et ses amis caribéens : Aimée Césaire et Léon Gontran Damas. La Négritude étant, pour Senghor, «l’ensemble des valeurs de la civilisation noire» (Ce que je crois. Négritude, Francité et Civilisation de l’Universel, Paris, Grasset, 1988, p. 136).

Dès lors, comment ne pas faire référence à Léopold Sédar Senghor qui s’efforce de ré-humaniser les hommes altérés par les intolérances, les pensées uniques, la violence, qui, ensemble, ravagent le monde et le désorientent ? Comment, d’autre part, ne pas être attentif à sa foi passionnée en l’Homme, en son pouvoir de productivité matérielle et spirituelle d’horizons humains meilleurs ? Comment, enfin, méconnaître l’exigence senghorienne de «plus-être» ? Ce terme, on le sait, comme celui de Négritude, ou de Civilisation de l’Universel, sont chers à Senghor.

Or donc, pour Senghor, intolérances, pensées uniques, violence, aveuglement identitaire, sont des élixirs de mort. Le poète-président a non seulement rejeté ces opiums désastreux, mais encore il a choisi d’épouser le mouvement génésique et confirmé de la conscience du monde, de notre monde. Faut-il le rappeler, ce choix, mieux : cette éthique, s’expliquent par son engagement poétique, politique, philosophique et esthétique. Cet engagement conduit le poète à l’exercice d’un olympisme homérique qu’exprime la décision du jeune poète que fut Senghor, à explorer et connaître les différentes cultures de la «communauté du monde», et à affirmer et sauvegarder la nécessité d’une renaissance humaniste planétaire. En termes senghoriens, il s’agit de rendre à l’homme sa sensibilité et sa raison, c’est-à-dire de privilégier «le plein épanouissement des virtualités humaines : la réalisation du plus-être de l’homme intégral» (in Libertés).

Partant de ce constat, la Négritude version Senghor, est, à la fois, «enracinement et ouverture» (Senghor, Poésie de l’action, Conversation avec M. Aziza, Paris, Stock, 1980). C’est là une entreprise passionnée qui est indissociable de la volonté de construire une poétique du monde, une poétique planétaire qui ambitionne d’«opérer une renaissance» de l’Homme.

Un des soucis majeurs de Senghor, c’est de rendre l’Homme à sa liberté, de lui permettre de se reconnaître dans ses actes, de constater une adéquation entre ce qu’il est et ce qu’il vit, autrement dit : l’Homme devient ce que devient sa liberté, ou encore, l’Homme est Etre-Liberté-Vie, selon la triade senghorienne contenue dans la pensée du poète de Joal. D’où l’un des thèmes majeurs et récurrents chez Senghor, à savoir : celui de la co-naissance. Celui-ci est développé dans les dits et les écrits (Liberté) de notre poète-penseur. La co-naissance est une harmonie ; elle est aussi source enrichissante de spiritualisation, et cela pour que l’Homme vive pleinement sa nature humaine. À travers l’harmonie, Senghor n’a eu de cesse d’appeler au dialogue des cultures, en consolidant et en développant cette même volonté de co-naissance.

Co-naître, c’est naître à l’Autre, le reconnaître, et être co-présent avec et à lui. En clair, cela explique la prévalence senghorienne de la raison intuitive sur la raison discursive, de la logique de la sensation sur le Logos, de la poesis sur le monde abstrait (d’où son anti-hégélianisme…). Cela explique aussi la dialectique de l’émotion négro-africaine et de la raison hellène.

D’où l’urgence qu’il ressentit, dès qu’il devint Président de la République du Sénégal, à rendre à l’Afrique son âme en même temps que le «développement du développement» de l’indépendance du Continent austral. Ce qui l’incita à publier prioritairement, dans le premier tome de Liberté, des textes fondamentaux sur «la conquête de la liberté comme recouvrement et affirmation, défense et illustration de la personnalité collective des peuples noirs», – ce que notre poète appelle la Négritude. Il est question de redonner à l’Afrique sa dignité, sa place dans la pensée planétaire, et lui permettre de prendre part activement à la création d’un monde qui aura appris à transcender les obstacles qui s’érigent contre l’avènement d’une conscience ouverte sur la communauté du monde et qui accepte pleinement l’altérité et la logique du partage et du don.

Les œuvres poétiques et théoriques tout autant que l’humanisme actif de Senghor ne réfèrent nullement à l’orgueilleuse solitude d’un poète exilé parmi l’humanité du monde. Elles font partie intégrante d’un combat politique associé à l’affirmation et à la construction d’un monde nouveau, appuyé sur des valeurs nouvelles dont le terreau premier est la poésie. Ce qui conduit le poète et l’intellectuel Senghor à proposer une représentation du réel à travers les moyens que l’homme Senghor a à sa disposition pour l’exprimer et pour l’inventer.

Les écrits de Senghor construisent et exposent d’emblée une identité narrative poly-rythmique. Celle-ci est l’être-là, toujours jaillissant des intensités et des devenirs qui font que tout est Verbe ou Nommo africain.

La « Civilisation de l’Universel » figure, à côté et en même temps que le dialogue des cultures, comme l’une des formes majeures de la pensée de Senghor. Il convient de les problématiser. Une fois effectuée, cette problématisation montrera que ces thèmes, tout en possédant une assise théorique très élaborée, consistent, de prime abord, en un appel dialoguant à la reconnaissance et à la sauvegarde tant de la diversité humaine et des cultures qu’à celles des sociétés et des peuples qui sont des Ogotommêli de la profération poétique dans laquelle la reconnaissance précède la connaissance.

C’est dans cette perspective et cette direction que les peuples, qu’ils soient africains, européens, américains, asiatiques, australiens, ou des archipels du Pacifique, souhaitent cheminer, unis dans la même lutte contre la déshumanisation du monde, et pour son désenchantement.

En me permettant de faire ce cursus dans la part de Léopold Sédar Senghor dans la constitution, la formulation et le déploiement du concept de Négritude et de co-naissance à l’Autre et à l’Altérité partagée, les écrits et l’action senghoriens méritent, tout comme Senghor lui-même, non seulement que nous lui rendions, de nouveau, un vibrant hommage, mais encore de contribuer sans relâche à dépasser ceci, à savoir : de rétrécir le délai d’écoute d’un monde qui reste si longtemps sourd à la clairvoyance humaniste et constructive de la pensée et de la poésie senghoriennes. Nonobstant, il y’a des penseurs africains qui, tout en critiquant les legs senghoriens, s’y réfèrent et cultivent et postulent une «Afrotopia» (Felwine Sarr) désentravée : ce que les «Ateliers de la pensée» tenus en octobre dernier à Saint-Louis confirment et font honneur à l’Afrique comme patrimoine humain et culturel de l’humanité en son entier.

Bouazza Benachir

Secrétaire général adjoint

de (l’Association des écrivains de langue française, Paris)

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