Brahim Allali: «Aziz Belal, Un puissant levier de développement»

Feu Abdelaziz Belal appelait dans les années 70 à tenir compte des facteurs non économiques dans l’analyse et la mesure du développement du pays (2). D’ailleurs, plusieurs décennies avant d’Iribarne et Belal, Henry Ford se plaisait à répéter que «Les deux choses les plus importantes n’apparaissent pas au bilan de l’entreprise: sa réputation et ses hommes (3)». En effet, l’approche quantitativiste ou «comptablo-financière» s’efforçant de tout traduire en chiffres a montré ses limites depuis très longtemps, que ce soit au niveau de l’entreprise ou à celui du pays tout entier.

De nombreuses entreprises très saines et solides financièrement se sont écroulées du jour au lendemain sans que l’on puisse en comprendre les causes.

Plusieurs des firmes présentées comme des championnes dans «La passion de l’excellence» de Thomas Peters et de Nancy Austin (4) ont fait faillite peu de temps après la parution du livre.

Qu’est-ce que les méthodes de mesure comptables et financières n’ont pas pu cerner, qui a induit les analystes en erreur et précipité la chute de ces pseudo-championnes?

De l’autre côté, les auteurs d’une étude parue dans Business Week en 2003 (5) sur les entreprises familiales constataient, bouches bées, que ces entreprises étaient d’au moins 25% plus performantes que les entreprises non familiales. Qu’est-ce qui expliquait une telle performance que les méthodes traditionnelles de mesure ont failli à prendre en compte?

À l’échelle macroéconomique, qui peut expliquer comment certains pays économiquement solides déclarent leur incapacité à faire face au paiement de leurs dettes à la stupéfaction des analystes et des marchés financiers pris au dépourvu?

Comment expliquer que d’autres, quasiment en faillite financièrement, parviennent à renverser la tendance presque du jour au lendemain?

Comment expliquer que des pays surendettés continuent à emprunter sur les marchés internationaux à des taux d’intérêt bien inférieurs à d’autres pays modérément ou faiblement endettés?

La conscience de cette défaillance des méthodes quantitativistes à refléter fidèlement les vrais facteurs de performance a fait que de nombreuses alternatives ont été proposées ces dernières années, que ce soit au niveau de l’entreprise : Balanced Scorecard, Net Promoter Score (NPS), Net Successfulness Score (NSS), IpOp, IDéO, SynOpp, etc., ou à celui des pays : indicateurs de développement humain (IDH), bonheur national brut (BNB), etc.

Le capital immatériel…

Cependant, il a fallu que la Banque mondiale se résigne en 2005 à reconnaitre publiquement que le PIB tel qu’il est habituellement calculé était incapable de mesurer la véritable richesse des pays, pour que la notion de capital immatériel, inventée plusieurs années auparavant, gagne ses véritables lettres de noblesse.

En effet, dans le cas d’un pays comme le Maroc, le PIB captait à peine un quart de la véritable richesse du pays, selon les estimations de l’institution de Bretton Woods.

Évalué à plus de 75% de la richesse nationale, ce pourcentage du capital immatériel du Royaume le place à un niveau de développement très proche de celui des pays de l’OCDE.

Simon Grey, directeur du département Maghreb à la Banque mondiale, disait récemment que les bases structurelles de la croissance au Maroc dépendent de l’action sur les trois principales variables suivantes : la productivité, l’environnement des affaires et… le capital immatériel. Mais de quoi s’agit-il au juste ? Étant à la base un concept de la microéconomie, le capital immatériel peut être sommairement défini comme l’ensemble des actifs invisibles de l’entreprise, et plus généralement, du pays. En d’autres termes, il réfère à tout ce que l’on ne peut pas voir sur un état financier.

Plusieurs typologies du capital immatériel ont été avancées pour catégoriser ses différentes composantes. Ainsi, parle-t-on du capital humain, du capital intangible, du capital incorporel, du capital IT, etc.

Au niveau macro-économique, il est d’usage de distinguer entre trois composantes de ce capital, à savoir la cohésion sociale (bien-être de la population, la sécurité et la paix sociales, l’accès aux services publics, etc.) ; l’efficience des institutions (qualité des services administratifs, gouvernance des services publics, etc.) et la protection du milieu naturel.

«Voir l’invisible» et l’inclure dans l’inventaire

Nonobstant ces tentatives d’inventorier les éléments constitutifs du capital immatériel, sa véritable composition est quasi impossible à cerner. Qui songerait par exemple à intégrer dans l’inventaire la qualité de la gestion par le Maroc du champ religieux ou la force fédératrice de la Commanderie des croyants qui sont tous les deux des ingrédients importants de la paix sociale dont jouit le Maroc ? Comment peut-on «voir l’invisible» et l’inclure dans l’inventaire ? Et quand bien même l’on parviendrait à inventorier toutes les composantes du capital immatériel, comment les mesurer ? Comment mesurer par exemple l’impact du «Made in Germany» ou encore le label «Maroc» apposé sur nos clémentines sur le comportement d’achat des consommateurs sur un marché donné?

Les approches de mesure actuelles choisissent des «proxys» ou des étalons indirects censés donner une idée de l’importance de la composante invisible et de lui attribuer une note en conséquence. Or, rien n’est plus dangereux. Cela reviendrait par exemple à mesurer l’intensité de l’amour qu’une personne témoigne à une autre par la fréquence ou la valeur des cadeaux ou des bouquets de fleurs qu’elle lui offre. Personne ne nie cependant la corrélation positive entre le capital immatériel et la création de la richesse, bien que l’importance de ce capital soit actuellement calculée d’une manière résiduelle en défalquant le PIB de la richesse totale. Personne ne nie, non plus, la pertinence de tenir compte de ce capital dans les stratégies de développement aussi bien de l’entreprise que du pays.

Des études récentes sur des entreprises canadiennes ont justement montré que la reconnaissance au travail constitue un puissant levier d’amélioration de la performance de l’entreprise (6).

C’est probablement là qu’il faudrait chercher l’explication des performances élevées de SGS-Thomson où la nouvelle direction a su mieux respecter la dignité des employés ; c’est par là également que devrait passer l’explication de la performance des entreprises familiales où des facteurs humains de solidarité, de passion et de loyauté se révèlent être des leviers déterminants de la performance. L’espace de cette tribune ne nous permet malheureusement pas de nous étendre sur cette question. En épilogue et bien que le capital immatériel soit presque impossible à mesurer, malgré les affirmations contraires de certains consultants, le fait de prendre conscience de son existence et de son impact positif sur la performance et le développement est en lui-même un facteur de son amélioration.

L’effet Hawthorne n’a-t-il pas établi sans équivoque que rien que le fait que des employés sachent qu’ils sont les sujets d’une recherche sur l’amélioration des conditions du travail fait que leur niveau de performance augmente?

Ainsi, le fait même pour les Marocains de savoir qu’ils sont les véritables créateurs de la richesse de leur pays est susceptible de booster leurs performances individuelles et collectives.

Cet impact sera même décuplé si, en même temps, l’on apprend à valoriser la compétence nationale, à avoir confiance les uns dans les autres et à aimer notre pays comme nous aimons nos propres familles.

Loin de moi l’idée de vouloir donner une leçon de civisme à qui que ce soit, mais je crois qu’il est temps de tirer profit des atouts invisibles de notre pays qui, selon des estimations prudentes, représentent trois fois le PIB. N’oublions pas enfin que ces actifs invisibles, contrairement aux autres, sont renouvelables à l’infini et certains même s’enrichissent quand ils sont partagés.

Notes
(1) D’Iribarne, P. et al. (1998). «Culture et mondialisation – Gérer par-delà les frontières». Éditions du Seuil, 
Collection «La couleur des idées».
(2) Belal, A. (1980). «Développement et 
facteurs non économiques.» SMER
(3) http://www.henryford.fr/biographie-henry-ford/citations-henry-ford/
(4) Peters, T. & N. Austin (1985). «La passion de l’excellence». InterÉditions.
(5) http://www.businessweek.com/stories/2003-11-09/family-inc-dot
(6) Voir par exemple Brun, J.-P., & Dugas, N. (2002). La reconnaissance : Une pratique riche de sens. Québec, Canada : Centre d’expertise en gestion des ressources humaines, gouvernement du Québec.

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