Caftan d’amour de Moumen Smihi (1988)

Il était une fois….le cinéma

Moumen Smihi (né à Tanger en 1945) occupe une position singulière dans notre paysage cinématographique. Il est considéré comme l’un des précurseurs du courant intellectuel dans le cinéma maghrébin. Il est un cinéaste des lumières. La critique désigne comme intellectuels les metteurs en scène du Maghreb qui refusent non seulement tout à la fois le cinéma hollywoodien et oriental du Caire, de Bombay ou de Hong-Kong mais inscrivent leur film dans une approche culturelle qui interroge à la fois le langage cinématographique et leur culture nationale.

 Pour Smihi, chaque film est un maillon de ce vaste projet, celui de faire des propositions cinématographiques et culturelles. Après Chergui (1975) et 44 ou les récits de la nuit (1982), situés dans des périodes historiques décalées par rapport au temps de l’énonciation, il aborde dans Caftan d’amour, une histoire contemporaine mais aux imbrications multiples et complexes.

C’est une coproduction maroco-française. La dualité est peut-être l’une des clefs qui permettent l’accès à ce film. Dualité de la production donc, mais aussi dualité de la construction dramatique, car la narration s’articule sur les deux axes du rêve et du réel. De plus Rachida, l’héroïne, est dotée d’une double personnalité. Enfin, le déchirement que vit le héros, Khalil, s’origine dans une dualité permanente: celle de la langue (arabe/français), du mode de vie (ville/campagne), etc. La plongée dans les profondeurs de ce dualisme ontologique constitue la base du discours et des idées du film.

Le film s’ouvre par la séquence du rêve. Nous faisons connaissance avec le personnage principal: Khalil, un jeune homme qui exploite une ferme familiale dans les environs de la ville (Tanger), cherche la femme de sa vie. Il la voit dans son rêve: une jeune fille d’une beauté exceptionnelle. Il décide de l’épouser.

Par hasard, dans les ruelles de la médina, il rencontre la fille de son rêve. Elle s’appelle Rachida. En l’épousant, il n’abolit pas le rêve. Le rêve au contraire évolue et se transforme en cauchemar, car Rachida, en plus de son exceptionnelle beauté, a un comportement exceptionnel. Elle souffre de ce que les femmes de Tanger nomment la «maladie de la beauté », c’est-à-dire, en termes de médecine moderne, d’un dédoublement de la personnalité. Elle ne cesse de parler à son miroir et de ce fait, s’éloigne du réel, éloignant du même coup Khalil de son rêve et le précipitant dans un cercle infernal où se fondent et se confondent rêve et réalité.

La première séquence semble résumer et contenir tout le film. Au cœur de son rêve, le héros se rend compte qu’il se trouve entre la ville et la mer. C’est le dialogue du Je et de l’Autre, l’affrontement entre l’Etre et le Monde. La jeune fille dans l’eau souligne le flux et reflux de  cet antagonisme. Elle est à moitié nue, et porte des effets de bain moitié traditionnels moitié européens. Un vieux couple habillé traditionnellement a pris place à l’entrée d’une case.

Le montage de cette séquence nous communique l’impression que nous sommes face à un choc des cultures, souligné par l’espace, Tanger, cette ville cosmopolite. Tanger, produit du choc des cultures, et Khalil, enfant de Tanger, un héros tragique, produit de la déchirure culturelle.

Son aller-retour perpétuel entre le rêve et la réalité, ou l’inverse, personnifie la douloureuse recherche d’une identité. Cette identité qui impose de choisir à tout instant: choix d’un espace où vivre, choix d’une langue pour communiquer, ou même le simple choix d’une boisson. Mais Khalil a-t-il réellement la liberté du choix?

Sur le plan du discours, Moumen Smihi reste donc fidèle à ses obsessions premières avec toutes leurs ramifications. Ce sont des obsessions qui portent sur des thèmes, des interrogations et des questionnements propres à constituer des corpus de recherches universitaires. L’option est claire: faire du cinéma un outil pour traiter des grandes questions de la pensée.

Le film est porté par un brillant travail de mise en scène ; par sa maîtrise technique et artistique, maîtrise caractéristique des autres films de Moumen Smihi. Il est parmi nos rares metteurs en scène qui donnent au plan toute son importance, des plans sémiotiques et dramatiques :   au niveau de sa composition, c’est-à-dire le choix du cadre, de sa lumière, des détails de couleurs ou d’accessoires qui deviennent des signes enrichissant la lecture. Le montage, le sens de la coupe servent la pensée de l’auteur.

Dans «Caftan d’amour », la maîtrise de certaines scènes atteint son point culminant, leur donnant une aura plastique de haut niveau, au point que certaines d’entre elles s’assimilent à l’exercice de style ou au clin d’œil à de grands metteurs en scène (Fellini par exemple, dans la dernière séquence sur la plage).

Mohammed Bakrim

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