Cinéma marocain : La question du chef-d’œuvre (2)

Y a-t-il des critères établis pour décréter, à propos d’un travail, qu’il relève du chef-d’œuvre ? A fortiori, peut-on parler d’un schéma, d’une grille de lecture qui fonde ce jugement définitif : «voilà un chef-d’œuvre !».

Il me semble que le débat se situe non pas du côté de la création mais de la réception ; c’est le regard du public et de la critique qui vient plébisciter un geste créateur.

Souvent la notion est portée par des expressions solennelles comme « exemplarité », «immortalité», «universalité». Hegel disait dans ce sens que «les chefs-d’œuvre sont goutés  de toutes les nations et toutes les époques.

Victor Hugo, auteur consacré, précise, quant à lui, que les chefs-d’œuvre ont un niveau, le même pour tous, l’absolu. Une fois l’absolu atteint, tout est dit. Cela ne se dépasse plus. L’œil n’a qu’une quantité d’éblouissement possible. Il est vrai que son roman, Les misérables, reste une œuvre  indépassable. Peut-on en dire autant de son –plutôt ses-  adaptation(s)  cinématographique(s) ?

Au cinéma, qui est la synthèse des autres arts, la question est plus compliquée qu’on peinture par exemple. D’abord de par sa jeunesse ; et par la grande diversité de ses genres, formes et formats. Cette jeune histoire a cependant généré des titres qui ont été plébiscités comme uniques donc comme chef-d’œuvre et qui ont transcendé le temps et l’espace.  Lors   de la présentation du film Le cuirassé Potemkine programmé dans le cadre  de la dernière édition du festival de Marrakech, j’avais intitulé mon article « Attention chef-d’œuvre ».  Le film d’Eisenstein est considéré en effet comme tel depuis belle lurette. Et à chaque sondage il revient en tête des films cités méritant un tel label. Seuls Le voleur de bicyclette et Citizen Kane lui disputent une telle reconnaissance quasi universelle. Et puis, il y a pour chaque nation, son film ou ses films phares. Jean Renoir pour la France, Ozu et Mizogushi pour le Japon…dans notre sphère culturelle, le Sénégal, le Mali ont leur chef-d’œuvre. En Egypte, La terre de Chahine relève du patrimoine universel ; l’Algérie a eu sa Palme d’or pour Chroniques de braise, il passe en effet pour un chef-d’œuvre ; il résiste très bien à l’usure du temps et ne souffre point de l’absence du contexte idéologique qui l’a vu naître.

La filmographie  marocaine n’a pas encore sa palme d’or. Néanmoins, des films marocains ont réalisé des succès régionaux et continentaux. Il y a eu Le lion d’or d’avenir (ciné promesse) à Venise pour Le Grand voyage de Smail Farroukhi, Le prix un certain regard à Cannes pour Mille mois de Faouzi Bensaidi ; les deux films étant des productions de 2003. D’autres films ont décroché des grands prix à Carthage et à Ouagadougou, pour ne citer que les festivals les plus cinéphiles et les plus légitimes.

Ces films, Mille et une mains, Ali Zaoua, A Casablanca les anges ne volent pas, Pégase, L’orchestre des aveugles…sont-ils pour autant de chefs-d’œuvre ? Les prix ne veulent rien dire ou plutôt ne sont pas le seul critère exclusif…sinon Much loved, le plus mauvais film de Nabil Ayouch, aurait sa place au Panthéon de notre cinéma.

L’éventail des facteurs  qui interviennent pour le qualificatif « chef-d’œuvre », reste très large, circonstancié ; historique pour tout dire. Le cinéma marocain qui reste malgré tout, au niveau du total des films produits, modeste,(à peine 400 longs métrages, 10% par exemple de la production égyptienne), a ses films emblématiques qui occupent des créneaux diversifiés. On peut par  exemple proposer quelques catégories pour lesquelles on peut facilement citer des titres représentatifs : box office ; films cultes ; films événements.

C’est une cinématographie qui a produit des champions de box office ; c’est la catégorie la plus facile à déterminer, la plus objective !  puisque ce sont les chiffres qui parlent ; on peut citer : A la recherche du mari de ma femme de Mohamed Tazi, Les bandits de Said Naciri, Les larmes du regret de feu Hassan El Moufti… une catégorie hélas qui voit aujourd’hui, ses chiffres s’amenuiser du fait de la disparition des salles de cinéma. Ses dernières années rares sont les films qui dépassent la barre des 100 000 entrées.

C’est aussi une cinématographique qui a ses films cultes ; il s’agit d’une catégorie strictement cinéphile ; aux antipodes du cinéma commercial. Des films parfois sont cultes alors qu’ils ne sont pas vus : Wechma de Hamid Bennani ;  Quelques événements sans signification de Mostafa Derkaoui ; Chergui de Moumen Smihi; O les jours de Ahmed Maanouni ; Mirage de Ahmed Bouanani (avec la plupart de ses courts métrages). Parmi les films récents ont peut mettre Ali Zaoua de Nabil Ayouch ; L’enfant endormi de Yasmine Kessari, Sur la planche de Laila Kilani… Une catégorie très ouverte sur la mémoire cinéphile et qui obéit à la subjectivité des critiques et cinéphiles. A suivre.

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