La cinéphilie de Minuit

Durant les festivités célébrant le cinéma africain chaque année, un événement d’une ampleur considérable et d’un impact sans commune mesure vient illuminer et distinguer les cieux cinématographiques de la ville de Khouribga. Il s’agit des séances de cinéphilie et des débats de minuit qui s’étendent jusqu’au petit matin à la grande satisfaction des cinéphiles, des cinéphages et des omnivores culturels.

Après les douze coups de minuit, d’étranges événements ont lieu de par le monde : les loups-garous qui sévissent, Cendrillon qui retrouve son état normal, certaines salles de cinéma qui déversent leurs spectateurs, d’autres (les salles de Midnightmovie) qui projettent des nanars à des spectateurs inconscients… Mais à Khouribga, concomitamment au festival du film africain, et à la différence de l’ensemble des autres grands festivals du Maroc, un essaim de vaillants cinéphiles et «d’omnivores culturels» s’apprêtent à savourer les délices de la fraicheur nocturne/matinale de Khouribga en compagnie de quelques perles rares du patrimoine cinématographique mondial, africain ou marocain ;  ou autour d’un débat savoureux portant sur des questions et problématiques de grande teneur. Rituel bien ancré dans les mœurs des festivaliers où la magie se confond avec l’image et où la chrysalide culturelle se métamorphose en photogrammes nomades ! Rituel où la symphonie du djembé, de la kora, du shékéré, du kalimba entre en parfaite osmose avec le concert des krakech, du luth, du guenbri, du qanoun…C’est à minuit que la cinéphilie déploie son manteau magique sur l’écran multicolore de nos nuits blanches!

Les rendez-vous de la cinéphilie de Minuit de Khouribga sont devenus un lieu incontournable, une célébration cérémonielle,  pour les cinéphiles participant au festival ou non. Lieu où l’image rare et précieuse déploie toute sa souveraine démesure et où la parole libre prend son envol majestueux. Adieu Morphée ! Vivent les 9 muses de l’art ! Adieu Léthé ! Vivent les griots et les conteurs de la mémoire de demain!

 C’est que les films et les débats de minuit à Khouribga ont un goût particulier. Le goût d’une cinéphilie qui oscille entre la fin d’une journée et le commencement d’une autre, qui surfe entre la perception soporifique et onirique et la perception de l’éveil matinal, et qui titille les paroles politiquement correctes et incorrectes.

 Ce sont à proprement parler ces moments  d’hésitation, d’ambigüité sémantique et de polysémie qui trônent à la source du sentiment artistique. C’est cet entre-deux délicieusement flou qui nous place au centre de la tectonique artistique et qui nous fait surfer sur les vagues des rencontres interculturelles. Les écrans blancs de Khouribga regorgent de juteuses harmonies polychromes, de baobabs qui s’enracinent dans l’universel,  d’œuvres ouvertes sur l’infini et de quêtes inachevées…

C’est sans doute la conscience de notre finitude et de l’inachèvement de nos œuvres qui nous rend meilleurs !

La cinéphilie, qu’elle soit dilettante ou omnivore, est le plat des gourmets du cinéma. C’est notre bien immatériel qui prolonge et enrichit notre patrimoine oral africain. En demandant mille excuses à A. Hampatéba, auteur de la fameuse «Un vieillard qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle», je dirais aujourd’hui : un film qui n’est pas vu, c’est une cinémathèque africaine qui ne sera jamais construite ! La cinéphilie, en tant que patrimoine immatériel, est l’humus du cinéma de demain, le vent qui dissémine les pollens de l’intelligence, le ferment qui permet d’«élargir le cercle des connaisseurs». (B.Brecht)

Les séances de minuit sont à vrai dire des moments où s’installent des transitions multiples et diverses : transition de la nuit et du jour, transition artistique, transition des idées, transition intergénérationnelle, transition géographique, transition entre tradition et modernité, transition entre élite et peuple, transition entre les volcans de la subjectivité et les lacs de l’objectivité, etc. Transitions qui se muent vite en transmissions, legs et générosités sans frontières!

Si les journées chaudes de Khouribga se déroulent avec des films imposés, compétition et diplomatie obligent, les nuits de la cinéphilie sont ponctués  et agrémentés par des films et des débats savamment choisis et délicatement appréciés. Films dont le scintillement illumine et ouvre le ciel noir de Khouribga. Films dont les résonances et le magnétisme se propagent au-delà des frontières du Maroc et de l’Afrique.

Une véritable et élégante invitation au voyage. Voyage vers des altérités salvatrices qui nourrissent notre identité castratrice. Voyage dans les rhizomes de la culture africaine ! Sur la terre de l’Homo Sapiens, des milliers d’Homo Cinematograficus africains, promesses de créativité et d’humanisme, sont en train d’éclore et de prendre leur envol magique.

 Le jour pour explorer les films récents, la nuit pour explorer les souterrains de la création et pour sonder la mémoire artistique et cinéphilique du monde.

Savourer un film à  minuit à Khouribga, confluent des cultures africaines, arabes et mondiales, vaut les mille et un films du quotidien. Saveur dont on ne sort pas indemne et dont on ne guérit jamais. La cinéphilie est un mal étrange qui s’attrape ad vitam aeternam!

Quoi de plus beaux que cette poésie onirique de 3h du matin, que cette fantaisie nocturne sans commune mesure où les films  du patrimoine se savourent comme la madeleine de Proust, où les découvertes filmiques se dégustent comme des fruits exotiques, et où les idées se partagent comme des vents qui ensemencent les terres arides mais riches  de promesses culturelles.

Du Guépard de Visconti à Victoria de S. Schipper, en passant par des documentaires savoureux (Sembene Ousmane,  Ahmed Bouanani, Nostalgie de la lumière…) et des cycles originaux, les séances de minuit sont des moments privilégiés pour la découverte ou la redécouverte des films cultes du patrimoine mondial ou africain, des instants de quête d’exigence et de sublime qui n’hésitent pas à mettre le curseur aussi haut que possible aux niveaux  technique, artistique, symbolique  et culturelle.

Les films et les débats de minuit ont pour vocation, non seulement la rétrospective de ce qui existe de meilleur, mais aussi la préparation prospective pour un cinéma africain aux dimensions humaines et artistiques, pour un cinéma qui touche les cœurs et non pas les poches, pour un cinéma qui dure malgré les séductions de l’amnésie et malgré les tentations de l’obsolescence.

La cinéphilie de minuit à Khouribga est certainement un hymne à la diversité, à la suprématie de l’Art, à la profondeur humaine, à la vérité de la beauté. Elle est surtout un acte de résistance face à la machine de la médiocrité qui uniformise et lamine tout, face aux méga-récits sans profondeur humaine. Elle est surtout un appel à des lendemains enchanteurs pour notre cinéma et pour nos arts africains.

Après les veillées cinématographiques,… le chant du coq et la brise matinale  nous invitent à un sommeil apaisant et riche de rêves. Rêves de cinéphilie solaire. Rêves de cinéphilie généreusement  fertile et délicatement irisée. Rêves de diversité prometteuse!

Youssef Ait hammou

(Universitaire)

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