Confessions

Je dévorais gloutonnement le passage que je raconterais aux gamins du quartier. Le soir, ils m’entouraient. Un silence religieux tombait et je commençais mon récit avec la formule traditionnelle des conteurs professionnels «Kane Ya Makane…» Je m’efforçais de rendre mon histoire plus attrayante, plus captivante que possible en faisant des gestes, des mimiques et en changeant constamment le ton et le timbre de ma voix.

Fidèle à Shéhérazade, j’interrompais toujours mon récit à un point crucial dans l’espoir de garantir la présence de mon auditoire le lendemain soir. Déjà, j’usais du même stratagème que les télé-feuilletons égyptiens avant même que les antennes de télévision ne poussent sur les toits de nos modestes demeures.
Voyant l’admiration, l’émerveillement et l’envoûtement dans les yeux de mes petits auditeurs, j’ai compris à quel point le conte était merveilleux et impressionnant. J’ai même réussi à faire régner l’ordre et la paix entre les mômes de mon quartier et nos ennemis éternels du quartier d’en face : Depuis toujours, des guerres de lance-pierres et des batailles de corps à corps éclataient entre les deux armées pour acquérir le terrain de jeu et le domaine de chasse tant convoité : Le jardin public ! Quelques fois, nous avions le dessus et jouissions des arbres et des arbrisseaux du jardin débordant de moineaux. Souvent, ils gagnaient et régnaient en maîtres absolus sur le jardin…Un soir, deux de nos ennemis s’approchèrent craintivement de notre groupe, attirés par leur curiosité irrésistible d’enfant. Ils demeurèrent un instant à l’écart, nous épiant comme des espions. Je les vis et les invitai à se joindre à nous, leur promettant qu’aucun mal ne leur serait fait. Ils écoutèrent mon histoire suivant le moindre de mes gestes avec envoûtement. Le soir d’après, ils revinrent avec d’autres gamins de leur quartier et à leur tête le terrible «Baâkila» !… Permets-moi, cher lecteur, d’interrompre mon récit un instant pour te brosser le portrait de ce garçon. Tu ne peux pas refuser, c’est une technique classique dont usent tous les auteurs. Ils alimentent, saupoudrent et ornent leur récit de passages descriptifs. Alors, voilà: Baâkila était un garçon farouche, d’une force physique impressionnante pour son âge. Il avait un sale caractère et un tempérament de voyou. Il n’avait peur de rien, de personne. Il bravait même les policiers. En voyant leur fourgonnette, tous les mioches prenaient leurs jambes à leur cou. Lui, il lui jetait des pierres ! Il faisait la pluie et le beau temps dans son quartier et personne n’osait riposter. Il valait mieux être son allié que son rival. Quand il apparaissait nous nous éclipsions. Il n’avait pas son pareil pour lancer des pierres à la fronde. Meilleur chasseur, il escaladait les arbres les plus hauts à la recherche des nids inaccessibles. Grand bagarreur, il affrontait son adversaire loyalement, à mains nues et prenait toujours le dessus. Jamais il ne gémissait. Je ne l’ai jamais vu pleurnicher. Je désirais tellement lui ressembler. Moi qui étais chétif, timide et lâche, je disparaissais mystérieusement chaque fois qu’il y avait de la bagarre ! Baâkila était également insolent, impoli et déjà projet de délinquant. Lorsque les enfants jouaient à « qui pissera le plus loin », il ouvrait sa braguette, exhibait son énorme engin et montrait fièrement la preuve tangible de sa virilité précoce en criant pour que tout le monde entende : « Celui qui le voit le désire…Celui qui ne le voit pas en est rassasié ! » Alors, ne va pas me dire, cher lecteur, que tous les enfants sont des anges ! Et tu veux que je te parle de ses frères aînés ? Ils n’avaient rien à envier aux frères aînés de Julien dans « Le Rouge et le Noir » : Des colosses, des gorilles, des géants, des mastodontes, des monstres ! Ils buvaient du vin comme tu bois du thé. Ils fumaient du haschisch comme tu fumes des cigarettes. Ils mangeaient comme des ogres. Passer quelques mois en prison était pour eux comme partir en vacances ! Ils en revenaient plus forts, plus frais, plus joufflus, en parfaite santé…J’ai envie de te raconter une anecdote les concernant, je t’assure qu’elle est vraie. Tu veux bien ? Alors, écoute : Une nuit, les Baâkila ronflaient comme des ogres. Un voleur malchanceux a commis la plus stupide bêtise de sa vie en s’introduisant chez eux par la terrasse des voisins. Le pauvre n’avait aucune idée de ce qui l’attendait. Il a heurté par mégarde un meuble dans l’obscurité et les ogres se sont réveillés. Chacun voulait le tabasser et ils se sont querellés : «Il est à moi, je l’ai vu le premier ! Non, il est à moi, s’il vous plait, laissez-le moi ! je vais le transformer en bouillie ! Non, personne ne le touchera, je suis l’aîné, il m’appartient !…Non, il est à moi, à moi seul !…» Le pauvre voleur demandait du secours en hurlant tel un détenu sous la torture. Le père des ogres suppliait les voisins qui n’osaient intervenir : « Mais sauvez-le ! Le pauvre diable, ils vont le massacrer ! Ils ne le lâcheront pas vivant ! Sauvez-le pour l’amour de Dieu !… »
Retournons à notre histoire, tu veux bien ? Qu’est ce que je disais ? Oui : Le terrible Baâkila écouta mon histoire sans broncher. Je m’arrêtai exprès au milieu d’un épisode très alléchant, plein de suspense, en disant : « Ceux qui désirent connaître la suite doivent revenir demain. » Baâkila se leva, me fixa droit dans les yeux, me serra la main en disant : « Tu es un phénomène, toi ! Tu peux venir au jardin demain avec tes amis. Il y a des moineaux pour tout le monde. » Mes amis poussèrent des cris de joie. Ils firent un tapage tel que Si Ali sortit de chez lui avec un balai à la main.
Ce soir, j’ai compris que la force physique était insuffisante et que l’esprit et l’intelligence avaient plus de pouvoir. Le terrible Baâkila est devenu désormais l’un de mes humbles serviteurs. Je le manipulais à ma guise selon mes caprices et il ne voyait en cela rien de choquant. Je comprenais l’impact magique et l’aimant irrésistible de mes histoires et commençais à me sentir plus important que mes petits camarades morveux : supérieur ! J’avais un don qui leur manquait terriblement, celui d’éblouir, d’émerveiller, de faire rêver ; d’inviter au voyage ; le don d’ouvrir les portes de l’imaginaire et de l’irréel; le don de raconter des histoires ! Et puisque je devenais important, je n’allais tout de même pas faire don de mon don ! Pour avoir le droit d’assister à mes séances vespérales, il fallait payer. J’acceptais tout : des billes, des biscuits, des lance-pierres, des toupies, des jantes de vélo (on les appelait à l’époque «Selkouss»), des bonbons, du pain bourré de viande, des gâteaux traditionnels…Jamais d’argent ! Jusqu’à présent, je n’ai pas encore compris pour quelle raison énigmatiquement enfantine, je n’ai jamais exigé d’être payé en pièces de monnaie. J’allais pourtant à la « Halka» du conteur public au souk, et les gens lui donnaient de l’argent. Me considérais-je petit et insignifiant devant le professionnalisme, le savoir-faire et l’art du conteur ? Je ne sais pas. Tout ce que je sais, c’est que mes histoires ne m’ont jamais fait gagner de l’argent. Je croyais que le rêve ne devait pas se vendre, que tout le monde y avait droit et que personne ne devait en faire sa propriété privée. J’étais naïf !
(A SUIVRE…)

Mostafa Houmir

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