Daech…expliqué à ma fille

Géopolitique, djihadisme, manipulation médiatique…

Le mot est désormais sur toutes les lèvres. Il fera bientôt son apparition dans le dictionnaire de l’académie. Il est entré dans le jargon quotidien. Du puissant secrétaire d’Etat américain, John Kerry, au citoyen lambda, Daech est décliné à travers de multiples registres et chacun y va de sa propre théorie.

Avec un constat désormais tangible : rien n’est plus comme avant. Exacerbé par le nombre de contrôles et de fouilles partout où il va, mon ami finit par dire «c’est la faute à «Daech». Un spectre hante la vie contemporaine, le terrorisme. Il est devenu l’ordonnateur de la vie sociale. Les espaces publics, les différentes manifestations politiques ou festives sont vécues sous le signe de la quête de la sécurité. Le grand quotidien français du soir a ainsi mené une vaste enquête autour du thème «comment vit-on avec le terrorisme». Daech, l’Etat islamique en est le titre générique. De quoi s’agit-il alors ? Comment expliquer l’ampleur prise par cette nouvelle tendance de la mouvance qui se réclame du djihadisme islamiste ? Qu’est-ce qui la distingue des mouvements de type Al Qaeda ?

Des interrogations qui ouvrent sur un vaste champ de réflexions et de recherches et qui interpellent les sciences humaines et notamment les sciences sociales. Peut-on appliquer à Daech les paramètres d’analyse et les grilles de lecture jusqu’ici en vigueur dans les médias et les instituts spécialisés ?

Le feu de l’actualité, et la récurrence des attentats ont très vite mis la pression sur les chercheurs sollicités dans l’urgence pour apporter des réponses car les politiques, l’opinion publique ont besoin de repères, ont besoin d’identifier l’objet, de donner un nom à ce qui leur arrive. Une pression et une demande de compréhension qui ne vont pas sans provoquer des dégâts au sein de la science censée donner ces réponses. «Les sciences humaines sont les victimes collatérales du terrorisme» note un observateur. Il y a en effet une compétition féroce entre les différents experts et la polémique fait rage entre les spécialistes du sujet. L’enjeu hélas n’est pas seulement la renommée académique ou la posture médiatique mais tout simplement matériel et fiancer.

La recherche sur Daech est un commerce lucratif. « Vous ne comprendrez rien à la dureté actuelle du monde de la recherche si vous n’avez pas en tête les enjeux financiers et de pouvoir qui s’y jouent» écrit le politologue Olivier Roy qui ajoute «Les derniers attentats ont amené gouvernements et  fondations à débloquer des sommes considérables. Il y a un marché concurrentiel». En somme une violence en appelle une autre. Et du coup une grande vigilance  intellectuelle est requise dans ce vaste marché d’explications pour distinguer le bon grain de l’ivraie. L’esprit critique et citoyen devrait être de rigueur ; dans ce cas comme dans d’autres. Face à la guérilla terroriste (armée et/ou discursive) nous appelons à une guérilla sémiologique pour débusquer le faux, le mensonge et la manipulation.

Peut-être, sur cette voie, il faudrait commencer par évacuer les explications simplistes et populistes. Celles qui émanent par exemple de la théorie du complot et qui voit dans Daech et ses manifestations terroristes la main secrète d’une puissance occulte qui vise à diriger le monde. De même qu’il serait très simple de tout réduire au rôle de la CIA, réel certes mais pas unique. Ou encore accabler la religion musulmane pour réconforter la thèse du clash des civilisations. Il faut procéder par une approche systémique qui se nourrit de la pensée de la complexité.

Les thèses les plus plausibles parlent d’un épiphénomène né de la conjonction de plusieurs facteurs inhérents à la géopolitique régionale (notamment en Irak, en Syrie et en Turquie) de la traduction locale et territoriale d’un Islam mondialisé (qui a fait suite au modèle déterritorialisé d’Al Qaeda).

Contrairement à des approches médiatiques hâtives qui font croire à une émergence miraculeuses de l’E.I en 2014, il est plus juste de dire que celui-ci trouve une partie de ses racines dans l’invasion américaine de l’Irak en 2003. La gestion calamiteuse de l’occupation par l’administration Bush est pointée du doigt, notamment en favorisant les chiites au détriment des sunnites ; en évinçant de l’administration et de l’armée tous les anciens du parti Baath. Ce faisant elle a ainsi favorisé l’émergence d’une nouvelle configuration djihadiste. Celle-ci est ainsi composée des anciens d’Al Qaeda rentrés d’Afghanistan et du Caucase, d’anciens membres du parti Baath qui ont trouvé dans l’E.I l’occasion d’une revanche. Ils ont érigé Al Baghdadi, le calife autoproclamé en substitut symbolique d’un Saddam Hussein. Ce sont des généraux sunnites, anciens de l’armée irakienne que les USA avaient renvoyé au chômage, qui ont constitué les premiers cadres de départ.  Toute cette nébuleuse va exercer par les moyens de terreurs médiatisées une fascination sur les jeunes en mal de radicalité dans les banlieues de paris ou de Bruxelles. Il faut dire que Daech et ses sbires manipulent bien les médias. Obama les définit comme «une bande d’assassins avec de bons médias sociaux».  Des chercheurs rapportent que l’E.I contrôle plus de 100 mille comptes tweeter et émet un tir de barrages de plus de 50 000 tweets par jour. Son département média fonctionne avec un rythme qui ferait concurrence aux plus grandes chaînes de télévision avec plus de 40 productions  vidéo par jour.

A cela s’ajoute les calculs géopolitiques de la région et qui sont le prolongement de stratégies multiples. Pour résumer, les développements actuels de la lutte contre le terrorisme  sont la résultante de plusieurs facteurs internationaux. Il faut rappeler dans ce sens qu’aucun des acteurs régionaux impliqués directement dans le conflit n’est pressé de voir disparaître Daech. Chacun y trouve son compte, politique, confessionnel, ethnique pour neutraliser un ennemi réel ou potentiel; retarder une échéance décisive ou pour gagner du terrain et de l’espace.

Quelle serait alors une position de gauche, pertinente ? Il s’agit principalement d’éviter de s’enfermer dans une dialectique figée, renvoyant dos à dos les manœuvres impérialistes et la violence terroriste. C’est une position correcte mais insuffisante ; elle doit intégrer notamment deux paramètres : une analyse de la nature du mouvement au-delà des clichés et une prise en compte de la phase historique actuelle. Je rappelle à ce propos que l’E. I a pris de l’ampleur au lendemain de l’échec des mouvements sociaux inhérents au printemps arabes. Ceux-ci avaient entrouvert la possibilité d’une autre issue, pacifique et démocratique à la crise des régimes politiques de la région. Sauf que cet enthousiasme né de ce printemps précoce a très vite abouti à une impasse et à un vide que le discours de l’E.I est venu compenser. N’oublions pas que dans certaines régions sunnites en Syrie et en Irak (Moussol notamment) les 4X4 de Daech ont été accueillis en libérateurs. Avant de déchanter.

L’E.I peut propager une promesse utopique de stabilité et de prospérité mais c’est une image très vite rattrapée par la réalité du terrain. Bientôt l’E.I fera face à des contradictions internes, à des révoltes et à des soulèvements populaires…sans  être en mesure de proposer des réponses adéquates. D’autant plus que d’ici là, il sera passé de mode ; c’est-à-dire, devenu inutile…pour les uns et les autres.

Mohammed Bakrim

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