En approchant Alberto Giacometti

M’barek Housni

je sculpte le regard (la vie) et pas l’œil. Réduire des sculptures à peu de chose.

Tout d’abord, il y a cette attente mêlée d’appréhension. Mais une fois le processus de visite entamé, c’est l’étonnement heureux qui prend le dessus. Le musée est bien là, à quelques minutes de la gare Rabat-ville. En plein centre administratif et sultanesque, affichant son architecture marocaine en arcades. Bien situé et bien gardé comme il sied à un haut lieu de la célébration de l’art. Et la célébration, il y en a et pas des moindres.

Giacometti, peintre et sculpteur, une légende du vingtième siècle, compagnon de tous les courants artistiques et littéraires qui ont fondé la majeure partie de la création de tout un siècle. Mais surtout, il en a institué une part toute personnelle et inventive, qui n’est que de lui, grandiose et riche. À Giacometti. Le musée Mohammed VI de l’art moderne, le premier en son genre au Maroc, m’a permis de la voir de près, il y a un bout de temps. Une première. Depuis le temps que l’on le criait dans toutes les pages culturelles de nos canards, ce fut bien un heureux événement, et c’est le moins que l’on peut dire.

Et me voilà en face d’un aperçu d’ensemble d’une carrière d’un géant. Par où commencer? Debout à l’entrée de la salle d’exposition toute en lumière, la vue d’ensemble fournit la réponse. Débutons par les œuvres au mur. Les sculptures qui l’ont rendu célèbre seront vues en dernier.

Sur le mur, l’œil parcourt des croquis, des dessins et des mots. Copies et essais. Il y a là des enveloppes de lettres au nom de l’artiste, une page d’un journal consacrée à l’art, un livre sur l’art de l’Egypte pharaonique ouvert au milieu. Le tout fait au stylo à bille. D’infinis ronds de «files» bleus ou noirs qui figurent un cheval, et les célèbres visages aux yeux ronds. C’est vieux, barbouillé par l’usage et l’oubli. Des reliquats, du travail à côté, celui qu’on opère sur une table de resto ou sur son bureau sans y penser vraiment. Par ennui ou pour occuper les doigts ou sous le coup d’une inspiration qui ne peut pas attendre. C’est le côté coulisse.

Ce même mur, il ne faut pas le quitter de sitôt. Un autre pan y révèle une autre face de l’artiste. Il recueille une sorte de gravure de l’atelier de l’artiste en deux temps. Une ébauche croquée et l’œuvre réalisée. Les voir revient à arpenter un parcours d’élaboration. Surtout cette opération d’épurement pour ne laisser que les contours minimes, les aspérités presque imperceptibles, une sorte de dépouillement qui montre l’essentiel, l’essence. On n’en saisit que fortement, profondément, la signification des sculptures qui dominent l’espace au milieu de la salle, où l’œuvre majeure de Giacometti nous happe le regard, presque dans les tripes. On en est tout remué.

Enfin ces bonhommes célèbres, je peux les contourner, les contempler, les voir de «vive voix» et, ça va de soi, les sentir. Ce qui commence par le stylo à bille finit par les doigts nus chargés on dirait du mouvement initial «croquant» transformé qui module la statue, l’allonge, puis la dénude ou l’habille de petits riens qui ajoutent le secret de l’humain dans sa vérité crue et criante. De petites ou grandes tailles, je les contourne, et elles m’imprègnent de leur vitalité ailée. Surtout la sculpture de l’homme esquissant le grand pas, trônant debout au milieu de la salle lumineuse. La célèbre  sculpture «L’homme qui marche», géniale création, unique invention : stature ayant une existence faite d’une présence où on sent la plénitude dans un immense vide créant un équilibre impossible. Il s’imprègne en outre d’un mouvement propre doté de l’éternité de vie pour rendre compte de la verve. N’avait-il pas dit: «Tout tient à un fil, on est toujours en péril». Toutes ses créations sont filiformes.

Là, je sens  ce bonheur rare de toucher un génie de la sculpture créatrice dont la singularité est inégalable. L’approcher et dire que j’ai la chance de vivre un moment d’art difficile à placer dans un calendrier culturel marocain. Ça inspire fortement. Acquérir le pouvoir de saisir le propre de l’être : sa fragilité, la rendre si fortement palpable, un rien fort laid mais pur, car rendu sans enjolivement. Je suis resté un bon moment à me poser des questions, avec ce que cela demande comme exercice d’admiration.

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