Hommage à feu Abdallah Bayahya

Des sentiers de la création aux servitudes de la fondation

Le Festival International du Film de Femmes de Salé vient de rendre un hommage posthume, dans sa onzième édition, à l’homme de cinéma marocain Abdallah Bayahya  qui vient de décéder le 12 août dernier.

Cet hommage,  quoi que lacunaire, est venu réparer un oubli subi par l’une des personnes qui ont été les plus engagées dans la cause du cinéma au Maroc. Abdallah Bayahya n’était pas ce qu’on peut appeler un «soldat  de l’ombre», car les actions qu’il a menées ont été trop importantes, quelques unes décisives,  mais le grand public est peu au fait de ses grandes réalisations. Ce natif de Salé, en 1943, a été parmi les premiers jeunes marocains partis se former aux métiers du cinéma après l’indépendance. Il passe par L’IDHEC, section prise de vue de 1963 à 1965 puis effectue des stages au  Centre Audiovisuel de Saint-Cloud et à l’Office de Radiodiffusion et  Télévision Française (ORTF) où il a obtenu un diplôme  de réalisation. A  son retour au Maroc  en 1966 il intègre le CCM, où  il sera l’un des piliers de l’administration à laquelle il restera fidèle jusqu’à son départ. Il occupera très tôt des postes administratifs de responsabilité, grâce à sa grande capacité de travail, ses dons de gestionnaire et un sérieux que d’aucuns, agacés,  qualifieront de pointilliste,  d’abord comme chef du service des Actualités, puis du service de la production, ensuite en tant que chef de la division du fonds de soutien et enfin assistant du Directeur Général du CCM.

Au four et au moulin

«Le virus du cinéma»,  il l’avait attrapé très jeune en fréquentant les salles de cinéma de Salé, et avant d’intégrer le CCM, il s’était déjà fait la main pendant sa formation et avait à son actif  trois courts métrages en 16 mm (Les Imprévus  en 1964 adaptation et réalisation, Drame d’un soir,  Image  et  collaboration, Premiers pas, Image  et réalisation en 1965) et un moyen métrage La trompette (scénario  et réalisation, également en 1965 et en 16 mm).

Les charges administratives n’ont jamais réussi à l’éloigner du terrain.  Il mettra régulièrement  « la main à la pâte » dans   les Actualités qui alimentaient les salles en réalisant  des séries de magazines, jusqu’en 1970. Il réalisera des reportages (Le voyage du grand sud, Le raid Liège Dakar  69) et  participera à une vingtaine de courts métrages documentaires  dans  différents postes,  comme c’était courant à l’époque, (dont Noir et blanc en 67, Galops au soleil en 1970, Ih ya zamane, en  1972, Pages d’histoire du Sahara marocain en 76, Khouribga, en 1992) et à quelques productions  étrangères (Les espions en 67, Le pistonné  en 69). Il participera à l’éclosion du jeune cinéma marocain en travaillant, toujours à l’image, sur  les premiers longs métrages, «Vaincre pour vivre, 1968, Soleil de printemps, 1969, Chergui, 1975,  Le mirage 1979).

Sentiers perdus, une forte et belle œuvre oubliée

Cependant,  c’est dans deux expériences que Bayahya  a donné la pleine mesure de ses talents. D’abord, en 1971,  en tant que  scénariste et  réalisateur  de Sentiers perdus, court-métrage de fiction,  genre rare à l’époque. Ce court métrage, par ses qualités techniques et esthétiques rappelle  ceux faits par des cinéastes talentueux et courageux comme Bouanani, Afifi ou Rechiche qui ont  réussi, malgré les contraintes et les obstacles, à réaliser des œuvres personnelles et originales. Mais il détonne dans l’ensemble par l’alliance d’un réalisme poussé à l’extrême et, paradoxalement, une forte charge poétique. Cette histoire d’un jeune campagnard dont la scolarité est contrariée, voire bloquée par la pauvreté et l’éloignement, est poignante. Bayahya donne une âme et une parole à la bicyclette  brinquebalante, cause des retards, qui s’obstine à clamer son innocence et décrit, de même,  la vie difficile d’une classe sociale à travers un itinéraire individuel. Il  a démontré qu’il aurait pu se faire une place parmi les réalisateurs qui ont compté, s’il n’avait été happé par  le sacerdoce de la gestion du cinéma et le service des autres. L’œuvre, riche et toujours actuelle, a été souvent exploitée à des fins didactiques. L’auteur de ses lignes l’a utilisée maintes fois dans des formations et des animations.

Ensuite, en 1979,  comme responsable de l’image dans Le Mirage, de Ahmed Bouanani, une des premières œuvres  maîtresses du cinéma marocain, dans laquelle il s’était investi,  corps et âme,  comme en témoignent   ces extraits de  l’oraison funèbre qu’il a dédiée à son ami :

«On m’a demandé de parler de toi. Pourquoi donc ? Pourquoi pas !

Parce qu’il y a amitié, complicité, convergence, désir de défaire les préjugés, de faire positif, de rêver. «Vous voulez toujours faire du cinéma ?»,  nous a-t-on dit quand nous préparions le tournage.

Te souviens- tu? «Assarabe» ? Nous avions ri pour faire bonne figure. Mais dans le fond… ! Nous l’avons fait, avec les «mardas», partout et ailleurs, les habs imperturbables et les Af  imprévisibles, avec les uns et les autres, contre vents et marées. Joyeusement, rageusement.  Avec des bouts de ficelles, des clous sans tête, des projos dépareillés des travs  saccadés, des reflects rouillés, des câbles courts…

Te souviens-tu ?… Des soirées à décortiquer ce qui a été filmé ? Des plans à refaire ?des séquences à imaginer ?…A pleurer  de joie, de Rage ? D’inquiétude ?».

C’est après cette expérience, aussi exaltante qu’éprouvante, mais pleine d’enseignements, que Bayahya s’est engagé totalement dans le projet  qu’il considérait  désormais comme le  fondement nécessaire à tout décollage de la production cinématographique marocaine, le fonds de soutien.

L’homme-orchestre du Festival National du Film,

Dans le document de Abelilah Jawhary, projeté à l’occasion de l’hommage de Salé,  Kouider Bennani, l’un des anciens directeurs du CCM, avec lequel Bayahya a travaillé pendant dix ans, a mis en exergue le rôle décisif joué par notre homme dans la mise sur pied du «fonds d’aide à la production et à l’exploitation cinématographique» lors de son institution en 1980 et dans sa mise en œuvre.  Mais pour Bayahya, la véritable opérationnalisation de ce soutien ne pouvait se réaliser que par la concrétisation de l’un des objectifs essentiels de ce fonds et qui est, comme il est stipulé dans le texte officiel,   la fondation d’«une manifestation à caractère artistique et culturel qui a pour objectif le développement de la production cinématographique nationale en permettant de dresser le bilan de notre expérience, de créer un cadre de rencontre, de dialogue et d’échange». L’organisation de ce premier festival, «le grand baptême» comme on l’avait qualifié, eut lieu à Rabat du 9 au 16 octobre 1982 dans des conditions difficiles, grâce à un travail de titan de l’équipe qui travaillait sous la houlette de Bayahya, Secrétaire général du festival, «Sincère, enthousiaste, généreux…». «Les moyens du festival étaient à l’image de la production », dira-t-il  plus tard. La deuxième édition fut tenue à Casablanca, avec une légère amélioration, du 15 au 22 décembre 1984.

La troisième édition fut organisée à Meknès du 26 octobre  au 3 novembre 1991. Bayahya fut nommé  Délégué Général et géra de main de maître cette édition pendant laquelle le festival atteignit la vitesse  de  croisière qui sera désormais la sienne. Les conditions s’étaient  nettement améliorées et les activités furent intenses et diversifiées. Pour la première fois, un colloque digne de ce nom fut organisé dans le cadre du festival sous le thème   « Pour la promotion du cinéma national ». Il s’appuyait sur une enquête menée par l’équipe de Recherches  Sociologiques de la Faculté des lettres des Sciences Humaines de Ben M’sik, de juillet à octobre 1991. Le rapport de synthèse de l’enquête intitulée « Le cinéma marocain et son public »  était présenté dans un livret de 70 pages remis aux participants  avec le catalogue  et le programme. La programmation avait été enrichie par la projection d’une dizaine de films maghrébins qui permirent au public de connaître des cinémas presqu’inconnus alors, en dehors des ciné-clubs. Ces films avaient été apportés par des délégations de cinéastes et de responsables algériens, tunisiens, libyens et mauritaniens venus signer un protocole  d’accord sur des projets intermaghrébins. Cette  édition fut marquée aussi  par  l’entrée de la Chambre des producteurs, comme membre  à part entière dans l’organisation du festival.

Le maître d’œuvre de la Cinémathèque Nationale

Les charges administratives et d’organisation n’ont jamais altéré l’intérêt  de Bayahya pour la culture cinématographique. Aussi le chantier qui n’a cessé de le préoccuper et auquel il consacra dix ans de  sa vie fut-il  celui de la cinémathèque.

Il ne cessa de suivre le dossier et de harceler les différentes parties concernées par la réalisation du projet, sans relâche, à tous les échelons, à toutes les étapes, à tel point que l’on taxait son entêtement  d’hantise obsessionnelle. « Tous ceux qui sont concernés, de près ou de loin  par l’audiovisuel et le cinéma savent que la cinémathèque est une nécessité. L’existence des cinémathèques à travers le monde a prouvé ses aspects   positifs aussi bien pour le rayonnement de la culture cinématographique que dans l’évolution du cinéma » disait-il. Tout au long de la lente concrétisation du projet, il ne cessait d’étudier avec minutie tous les détails, de l’architecture jusqu’à la forme et la couleur des sièges, en passant par le matériel, cherchant le meilleur et au prix le plus raisonnable. Lorsque la construction fut finie en 1995, il s’attela à faire vivre l’établissement en se procurant, par des moyens et des efforts qui seraient trop longs à évoquer,  des films pour mettre sur pied une collection permettant l’établissement des programmes de projection. Ce qu’il fit en organisant, avec la collaboration d’Ahmed Araib, des événements diversifiés destinés aux cinéphiles dont les dizaines de dépliants témoignent encore. Un répertoire de plus de quatre cents cinquante films de tous les pays du monde était mis à leur service ainsi qu’une bibliothèque de quelques six cents ouvrages et  revues. Un musée du cinéma  faisait partie des curiosités que les lycéens du royaume venaient admirer dans des visites guidées, découvrant à l’occasion le matériel historique légué gracieusement par Mohamed Osfour, dont la cinémathèque a contribué au sauvetage des films

Les opérations menées par Bayahya dans ce cadre sont trop nombreuses pour être relatées ici. Toutefois, il y en a une qui a eu pour lui une grande importance, c’est l’organisation du 57ème Congrès de la Fédération Internationale des Archives du Film (FIAF) qui s’est tenu à Rabat en avril 2001 et qui a regroupé des représentants de plus d’une centaine de cinémathèques à travers le monde. Ce grand symposium international a pris plusieurs années de préparation et connu un énorme succès international comme le montre le numéro 64 qui lui été consacrés par la prestigieuse Revue de la Fédération Internationale des Archives du Film en 2002.

Après la retraite, affaibli par la maladie et oublié de ceux qui sollicitaient sa compagnie et surtout son aide, l’homme s’est replié sur lui-même et sur sa solitude. Toutefois, le nouveau directeur du CCM a accompli une action méritoire en l’invitant à assister au Festival  National du Film à Tanger. La dernière fois où je l’y ai rencontré, en mars 2017, il m’avait fait part de son bonheur, à la manière  d’un enfant. Et j’ai vu comment un geste de reconnaissance pouvait faire du bien et éclairer les derniers jours d’une vie.

Ahmed Fertat

(critique de cinéma)

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