Hors champ : L’insoumise de Jawad Rhalib ou comment filmer le social

Le mouvement social dans son expression syndicale directe fait irruption sur les écrans de la compétition officielle avec L’insoumise, production maroco-belge de Jawad Rhalib. Ce Meknassi de souche, en passant du documentaire où il a fait ses preuves, à la fiction change de fusil (de caméra) d’épaule tout en gardant la même cible : traquer les rapports sociaux pour capter les contradictions qui les traversent, la condition humaine qu’ils expriment. Ce faisant il s’inscrit ainsi dans une démarche d’exploration d’un continent qui relève de l’invisible dans le cinéma dominant. Déjà à travers son long métrage documentaire La chant des tortues (L.M doc, 2013), il place sa caméra à l’écoute du mouvement du 20 février en mettant en avant le rôle de la jeunesse dans la confection des mots d’ordre d’une société en prise avec la modernité.

Cette fois, avec L’insoumise, il convoque la fiction au service du même idéal ; une fiction portée par le langage du documentaire. Le film d’ailleurs commence là où le mouvement social de 2011 se termine et donne des signes d’essoufflement. Laila, figure féminine rebelle dans le sillage de celles que nous font découvrir les premiers films de cette édition de Marrakech, en est le vecteur à la fois narratif et l’icône qui en exprime la continuité. Face à un contexte où les donnes politiques ont changé et où le mouvement manque de prolongement à travers les générations avec l’image du père cloué au lit, impuissant, Layla, acculée au chômage décide de changer d’air. Elle rejoint la Belgique où elle est employée dans une ferme comme ouvrière saisonnière. Ce déplacement dans l’espace, ici et là-bas signifie symboliquement un passage dans le traitement du réel. Les images changent de registre et le récit de point de vue ; l’entrée dans la fiction s’accompagne d’un nouveau programme. Alors qu’elle était regardée ici ; là-bas, c’est elle désormais qui regarde (la caméra s’arrête à maintes reprises sur son regard farouche comme un félin qui marque son territoire). Pour découvrir une nouvelle désillusion : la pomme est mieux traitée que l’ouvrier qui la cueille. Layla retrouve alors son élan d’éternelle « insoumise » et devient le catalyseur d’une action de revendication que le film restitue en alternant des moments de tension et de tendresse. Car le film est aussi un hymne à l’altérité positive à travers l’amour et la confraternité qui unit les gens d’en bas.

La jeunesse au miroir identitaire

Qu’est ce qui réunit Oscar, personnage principal du film canadien Closet monster de Stephen Dunn et Tokiko la protagoniste du film japonais Lingering memories de Keiko Tsuruoka? D’abord la jeunesse. Celle des auteurs des deux films, nous sommes en présence d’oeuvres représentatives du jeune cinéma japonais (il s’agit du deuxième de film de la jeune cinéaste) et canadien (c’est le premier film de Stephen Dunn). Et puis les deux personnages sont les emblèmes d’une jeunesse urbaine désorientée face au vertige de la question identitaire. Dans les deux films, le drame est porté par une équation liée au passé et à la mémoire. Dans les deux récits il s’agit d’un parcours initiatique sur la voie de la constitution du moi. Au sortir de l’adolescence, ils sont confrontés à la question existentielle “qui suis-je?”. La réponse est tributaire d’un trauma original subi dans l’enfance : la perte d’un être cher dans des conditions indéterminées pour Tokiko et son ami; témoin d’une violente agression sur un homosexuel pour Oscar. Dans les deux films aussi l’environnement immédiat ne fonctionne guère comme adjuvant positif. Bien au contraire il accentue les conditions de l’apprentissage et rend le prix de l’accession à l’âge adulte très élevé. Les deux films offrent un constat accablant des sociétés dites modernes ; la ville violente et hostile dans le film japonais ; la perte de repère au sein de la cellule familiale urbaine dans le film canadien. Le portrait que dessinent les deux jeunes cinéastes de l’univers des adultes n’est guère reluisant.

Reste alors le grand écart dans la forme adoptés et le traitement proposé par les deux films. Le film canadien fait concorder pour ainsi dire la violence des rapports décrits à une forme de violence dans leur représentation au niveau du rythme, des mouvements de caméra, scène gors dans un clin d’œil à david Cronenberg, référence du genre… et surtout de la bande son omniprésente. Dans le film japonais la forme est plus apaisée. Le passage de la ville à la campagne préside à une approche faite de sérénité, de poésie de silence et pause de réflexion avec le recours aux larges plans fixes qui sont une sorte d’hommage au maître Ozu. Ce retour au passé pour solder un compte resté en suspens est exprimé aussi à travers une forme apaisée qui est un hommage au grand cinéma japonais. Certains plans d’intérieurs sont des véritables clins d’œil au fameux plan tatami avec une vision au ras du sol.

Par Mohammed Bakrim

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