«Il est politiquement correct de taper sur la télévision…»

C’est incontestablement l’un de nos cinéastes les plus illustres de ces dernières années. C’est en outre un créateur complet, cinéaste, écrivain, dramaturge. Il vient de sortir un album de bédés. Son rapport au cinéma est «cérébral». Chaque film est une aventure visuelle et intellectuelle supposant un récepteur actif, coopératif…cependant, cela ne l’empêche pas de faire de la télévision au risque de surprendre la frange puriste de ses admirateurs. Dans cet entretien sorti de mes archives, il dissèque ce rapport et met en perspective «cette trahison».  Il se défend avec force arguments et refuse de verser dans la démagogie facile. Au cinéma, comme à la télé, il sait où il va. Bon ramadan et bonne télévision. 

Le «storytelling» est cette capacité à raconter le monde à travers des moyens différents en essayant de tirer profit de chaque outil. Mon ambition est d’être un bon «storyteller». De cette envie est sorti au fil du temps, des articles que j’ai consacrés à des films, des nouvelles, deux pièces de théâtre, deux romans, des courts-métrages, des publicités, des travaux de création… Mais avant tout, je me considère comme un cinéaste qui explore les outils à ma disposition et toujours partant pour l’aventure. On pourra dire autant de mal qu’on voudra sur nos télévisions, mais je m’estime très chanceux de pouvoir passer de l’univers très personnel de mes films à un travail plus générique/généreux pour la télévision sans souffrir de ce clivage qui peut charpenter la profession ailleurs.

– Quel est ton rapport à la télévision en général et au  travail de la fiction télévisuelle? Y a –t-il une posture d’écriture spécifique à la fiction télévisuelle?

– Jusqu’à il y a quelques années, la télévision était le diable, le meuble lumineux qui brille dans un coin du salon, pour citer John Carpenter, puis quelque chose s’est passé pour faire lentement basculer mon intérêt. Les passerelles se sont multipliées depuis que des cinéastes importants ne se gênent pas pour mélanger leur ADN cinématographique à celui de la télé. Inutile de parler de la secousse HBO, ni Netflix, ni même Twin Peaks. J’avoue qu’il m’a fallu beaucoup de temps pour accepter de me soumettre aux contraintes de la télévision : être mainstream, s’adresser au plus grand nombre, essayer un classicisme qui ne me ressemble pas dans mes travaux de cinéma, tester des grilles d’écriture différentes. Le cinéma est un medium (pour les idées, les visions, les choix…), la télévision est un média, on ne propose pas les mêmes choses, ni aux mêmes personnes. Il faut accepter la place de la coupe publicitaire et essayer de construire des textes (quand on a le temps) avec des «cliffhangers» métronomiques, faire passer beaucoup d’informations par le dialogue, passer par un «storytelling» simple et efficace, le personnage est au centre, l’attention du téléspectateur au centre du cadre. On parle toujours de la crise du scénario au Maroc, mais on oublie la crise du téléspectateur. L’équation la plus compliquée quand il s’agit d’écrire pour la télévision est d’identifier le public potentiel. On s’adresse à une nation de 40 millions de téléspectateurs avec des ruptures violentes dans le diagramme (enfants/ adultes – nord/ sud – arabe/amazigh…) donc forcément, on sacrifie une partie de la population chaque fois qu’un parti pris est intégré à une œuvre télévisuelle. Comment résoudre cette problématique? Faire le deuil en acceptant que chaque opus ne soit qu’une «proposition» visuelle, scénaristique et même de «mood»… donc, on reste dans une certaine logique expérimentale. On essaie de surprendre, d’étonner, de générer de l’intérêt. On échoue ou on réussit, puis on passe à autre chose…

L’un des concepts qui ont fait leur apparition au sein de la pratique d’écriture pour la télé est celui d’«atelier d’écriture» : qu’est ce que cela induit en termes de dispositifs et de modalités d’écritures (rôle du directeur artistique, référentiel sous forme de cahiers des charges…)?

– L’écriture pour la télévision est complexe pour un certain nombre de raisons: la première est l’absence de scénaristes professionnels. Un scénariste au Maroc est toujours autre chose avant d’être scénariste (réalisateur – étudiant – humoriste – instituteur –  auteur de théâtre – journaliste…). Donc, forcément c’est un travail déconsidéré. On est tous en quelque sorte des scénaristes du dimanche au Maroc. Chaque série offre un modus operandi différent et le « Pool » d’auteurs n’est qu’une solution pour accélérer le processus d’écriture mais en l’absence de temps, de compétences et de cette logique très simple qui est «écrire, c’est réécrire !», le travail des cellules d’écriture reste très en deçà des attentes pour des raisons à la fois identifiées. La première est le manque de temps nécessaire pour faire plusieurs versions de scripts –  mais aussi insolubles (les délai de création très serrés). Sur la série Mina pour Medi1, on a eu le temps d’écrire avec la créatrice de la série et ma partenaire d’écriture, Rita El Quessar, les 60 épisodes de la série et c’était mon expérience d’écriture télévisuelle la plus agréable. On avait un peu de temps, la confiance de la chaîne ainsi qu’une volonté de proposer quelque chose de différent. Pour résumer, il est politiquement correct de « taper » sur la télé et les productions ramadanesques, mais les chiffres parlent d’eux-mêmes. Les productions marocaines tant décriées et traînées dans la boue font les meilleures parts d’audience et ce n’est pas l’avalanche habituelle d’articles constellés du mot « médiocrité » ou un commentaire facebookien haineux qui va y changer quelque chose. Vox populi ça s’appelle.

Mohammed Bakrim

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