Issam Eddine Tbeur, une voix venue de nulle part

Voilà un recueil écrit loin des champs battus de la littérature, texte dont les nouvelles sont pétries dans la même pâte: celle de l’insignifiance qui en est tout à la fois l’héroïne et la substance. Les personnages, affranchis des lois narratives en vigueur, sont si petits et si plats d’esprit qu’on est tenté de les qualifier d’atomes pensants, pour emprunter le mot à Pascal.

Mais des atomes en tâches d’huile qui évoluent comme des ombres chinoises et dont les caractéristiques morales sont rendues par leur vanité, leur mesquinerie et leur névrose obsessionnelle. Il leur aura fallu la plume crocheteuse de Issam-Eddine Tbeur pour transparaître dans les pages du recueil, pour s’écraser le nez contre la vitre des lignes, à l’indignation ou à l’hilarité indignée du lecteur.

Pour que la beauté de cette œuvre tienne au fait qu’elle soit prise dans la bêtise humaine et qu’elle exhale le vitriol tous azimuts, il faut que l’auteur soit en parfaite entente avec cette phrase de Gide : «C’est avec les beaux sentiments qu’on fait de la mauvaise littérature». Rires et insignifiance à Casablanca, satire humaine exempte de sensus communis, est un florilège d’anecdotes dont le poumon économique expire au détour de chaque page le dioxyde de la paranoïa et de la bêtise. En prenant cette matière de ses deux mains, l’auteur n’avait pas de mauvais sentiments, mais des sentiments indignés, qui lui sont inspirés par les travers de l’esprit et de l’âme et dont il a dressé des portraits cliniques sur le front desquels il n’appartient qu’à la psychologie de coller ses étiquettes.

De récit en récit, sans se départir d’une voie littéraire qu’il initie avec un style dense, émaillé d’ironies acerbes et d’insinuations allégoriques, Tbeur accuse ses «insignifiances» par l’effet du contraste, en faisant s’entre-frotter les extrêmes : l’arrivisme, l’obséquiosité, la perversion, la passion servile du lucre à l’ambition illuminée, à la grandeur des douleurs muettes et à l’ironie du sort. Sa plume pamphlétaire, savoureusement égrillarde parfois, brosse cette comédie humaine dans des histoires burlesques, rocambolesques ou pathétiques, des histoires dont il ne faut rien révéler, pour ne pas gâcher au lecteur le spectacle de la glorification des vices essentiellement rédhibitoires, de la création des privilégiés dans l’inégalité sociale, de l’oppression du faible éclairé et du triomphe de la puissance abrutie.

Tout est mâle dans la verve audacieuse et olympienne qu’a mise l’auteur pour vider le carquois de sa conscience révoltée. Vider ?  Mais, non ! Issam-Eddine Tbeur n’est qu’à ses bruits de bottes dans des champs inexplorés d’une littérature dont il a déjà creusé les fondements, dont le recueil lui-même se présente comme un manifeste, mais de là à se targuer de supplanter dans l’esprit du lecteur la tendance générale, il y a loin. Rires et insignifiance à Casablanca, en effet, consacre le mythe de l’écrivain, sa demie divinité, comme aurait dit Flaubert, et les puissances illimitées de la création; le je n’a rien d’intimiste, rien de narcissique; c’est un je qui implique aussi le tu parce qu’il est cosmopolite, refusant le cantonnement dans les bornes étroites du terroir. Il est le témoin angoissé des vicissitudes de son temps et sa plume n’eût pas moins dit sur les mœurs à Ouagadougou ou à Sri Lanka si elle eût été indifféremment dans la première contrée ou dans la seconde. A l’exception de «Ceci n’est pas une nouvelle», récit pimpant et assez solidement articulé sur les unités canoniques de la narration pour n’en être pas un, tous les récits s’inscrivent dans une suite logique de bouffonneries écœurantes et de grotesques suraigües où l’auteur, tombé du haut de ses désillusions juvéniles, n’est moins rien qu’un héros en filigrane, un fantôme aux résonnances timides et tristement laudatives.

Issam-Eddine Tbeur, à l’instar de l’auteur de La chartreuse de Parme, promène lui aussi son miroir à travers la ville blanche, non pour broder des situations d’initiation ou des épopées sentimentales, mais pour restituer des personnages fêlés, évoluant chacun conformément à l’archétype qui lui est imparti. Il les rassemble tous en quatrième de couverture, où le lecteur aura à prendre connaissance de leurs rôles respectifs, pour mieux farfouiller dans l’indécence de leurs repaires. Rires et insignifiance à Casablanca est une fiction de la subversion par excellence. La démarche en est exemplaire, elle pourrait paraître celle d’un précurseur, dans un genre où la nouveauté aura été du travail, l’écriture et la dimension fictionnelle. Un apéro pris dans ce récit au titre partiellement métonymique «Les hirondelles de Casablanca» ne serait pas de refus : «Il était évident que malgré toute la concentration du monde la réplique de Shakespeare échappée à l’entendement de l’analphabète en chef, qui pallia son ignorance par trois points de suspensions et un enchaînement de gestes  signifiant l’embarras total : il enleva son béret vert, se gratta la calvitie, recoiffa son couvre-chef puis finit  par baisser la tête, dans une contemplation prolongée du bout  de ses brodequins usés. Brusquement, comme si il se rappelait quelque détail précieux, il émit un long hennissement nerveux (l’équivalent sonore d’un Eureka !) et s’écria en désignant un des jeunes appréhendés : Lui, là-bas ! Il vous le dira !».

Youssef Saïdi, écrivain

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