Jimi Hendrix et le berger

Chapitre d’un récit  fictionnel à venir

Par M’barek Housni

– Libre à vous de ne pas me croire, dit le vieil homme

Il avait un visage buriné caché par une épaisse fumée de cigarette, et appuyait sur chaque mot pour nous convaincre du bien-fondé de ses allégations.

Il parlait de Jimi Hendrix.

Nous, on le regardait. Combien sont-ils ces amis supposés du grand guitariste ? Il ne paraissait pas s’apercevoir de l’air un peu incrédule avec lequel on suivait ses propos.

– C’était quand ?

– Il y a cinquante ans. J’étais très jeune à l’époque, à peine vingt ans… la belle époque…

– Et vous l’aviez reconnu à cet âge-là ?

– Bien sûr que non. Au début, on ne pouvait pas le distinguer, car ils se ressemblaient tous.

– Qui ça ?

– Les hippies quoi… Ils s’habillaient tous de la même manière, des chemises très colorées et des pantalons bigarrés à pattes d’éléphant…

– Vous étiez arrivé à les distinguer par la suite ?

– Oui, mais ce n’était pas facile, ils avaient la même chevelure, hommes et femmes.

– Et vous aviez pu reconnaître Jimi Hendrix ?

– Bien sûr, il avait une guitare…

– Les autres n’en avaient pas ?

– Si… (Il balbutia et nous jeta un regard de chien battu)

Je le contemplai un peu. Je l’imaginai à vingt ans… Étant de la région, étant un Ihihi,  plusieurs images qui s’accordaient avec son physique rondouillard et sa gestuelle dynamitée par le feu de la nostalgie me vinrent à l’esprit. Je ne pouvais le concevoir que berger, gardant ses chèvres dans les étendues épineux de l’arganeraie. Dans la clarté brûlante de l’après-midi, il aurait été un jeune homme chétif vêtu d’une foukia et chaussé de tourzieinne, ces sandales fabriquées de pneus de voitures usés, seules capables d’endurer la dureté des roches blanches et des épines. Il aurait un de ses passages à vide propres à tous les bergers, en plein soleil. Il aurait alors aperçu un groupe de jeunes Occidentaux bizarres dans les creux des falaises, sur la plage, dansant, fumant, chantant, s’aimant, les uns parfaitement nus d’autres habillés de « haillons », aurait-il dit. Il aurait eu les yeux étonnés par tant de nudités blanches offertes et du dévergondage qu’il n’avait jamais vus dans sa courte vie d’alors.

Et on l’aurait invité. Peace and love. Ses yeux étonnés et incrédules, son corps vigoureux, sa beauté de montagnard préservée de « l’immondicité de la vie occidentale » auraient sûrement suscité des convoitises. Des blondes avec des cheveux dans l’air lui auraient souri lumineusement. Il en aurait perdu son petit latin amazigh. Et petit à petit, il aurait rendu des services en tous genres. Le dollar collait à flot.

– Combien tu en as accompagnées? Je lui demandai avec un amazigh du terroir.

Il se cloua sur son siège et me regarda, estomaqué. Puis voyant mon air affable et malicieux, lui aussi du terroir, il répondit en gonflant sa poitrine, pas peu fier. 

– Oh, c’était la belle vie… Et tout cet argent tout en couleur… et ces fesses offertes…

Les autres le regardèrent. Ils en oublièrent l’histoire de Jimi Hendrix.  Mais la légende fut faite depuis de longues années. L’une des mille légendes qui jalonnent l’histoire contemporaine de Mogador. La légende raconte que le Vo Child avait donc passé quelques jours à Diabat, un village au sud de la ville, célèbre pour avoir accueilli une forte communauté hippie fin des années soixante début des années soixante-dix. À l’époque, nombre de jeunes américains allait aux aéroports s’enquérir des billets d’avion à destination d’une supposée ville de Diabat qui n’existait sur aucune carte.

Et voilà que notre berger qui reprit, sans trop de conviction cette fois-ci :

– Il n’empêche que je l’ai vu, ce Jimi Hendrix (il n’est plus que ce «ce» maintenant).

Il dit qu’il avait l’air en forme. Oui il était entouré de ses gardes du corps, des blonds baraqués. Il portait un collier avec trois diamants et une veste en jean fourrée.

Ce côté d’appropriation d’une célébrité continua. Tout ce tissage d’histoires inventées donnait de l’importance à leur personne effacée dans ce village tombé dans l’oubli depuis. On avait tant raconté.

– J’ai même posé avec lui

– Ah ! oui… Ça c’est une preuve inattaquable…

– Malheureusement j’ai perdu la photo…

Bien sûr. Le contraire aurait étonné.

D’autres personnes prétendaient l’avoir connu. Chacun y va de son histoire.  Il n’y a qu’à voir les cafés qui affichent des posters du rocker au jour d’aujourd’hui. Il y a «the Jimmi’s Story at Diabat» écrit sur un panneau improvisé où étaient  dessinés le portrait du chanteur en noir et à droite, et à gauche un désert croqué avec des chameaux, des palmiers, et un ciel bleu. Une autre grande image sur le mur blanchi à la chaux avec le même portrait en noir et blanc et au-dessus des barques sur le bord du port et à côté on lit : « 1969, le passage historique de Jimi Hendrix à Diabat. Même ce «Caste in the sand» avait été paraît-il écrite ici. Écrire la star, la dessiner, posséder un bout de sa vie comme inscription dans le monde, peu de lieux du sud peuvent le prétendre.

Mais en fait, Jimi Hendrix était passé à Mogador. Il avait bu un verre dans son célèbre hôtel à l’époque, l’hôtel des Iles, avait fait la fête comme il en savait la faire, et avait regagné ses States pour mourir d’overdose à vingt-sept ans.

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