«La culture souffre et le potentiel créatif est freiné»

Entretien avec Neila Tazi, présidente de la Fédération des Industries culturelles et créatives

Propos recueillis par Mohamed Nait Youssef

C’est un constat. La crise inédite de la covid-19  a mis à genoux la culture et les arts au Maroc. En effet, la Fédération des industries culturelles et créatives de la CGEM (FICC) a estimé l’impact économique de la pandémie sur le secteur des industries culturelles et créatives (ICC)  à 2 milliards de dirhams. «Le secteur est très fortement impacté mais il s’avère que les prévisions sont encore plus inquiétantes que nous le pensions», a révélé Neila Tazi, présidente de Fédération des Industries culturelles et créatives. Et d’ajouter : «La crise de la Covid-19 a révélé au grand jour les freins structurels que connaît le secteur des ICC au Maroc, mais elle représente aussi une réelle opportunité de transformation, de réforme, pour poser les bases de la construction d’une réelle économie des ICC». Face à cette réalité parlante et interpellante, le secteur des ICC a besoin  plus que jamais d’une véritable structuration  afin de créer une réelle économie créative. «Nous devons créer les conditions de l’émergence d’une réelle économie créative et d’un marché qui sera amené à se développer», a-t-elle fait savoir. Ainsi, selon Neila Tazi, les difficultés que rencontre l’Etat actuellement pour le soutien des secteurs les plus impactés par cette crise du coronavirus devraient l’inciter à encourager les initiatives à travers le mécénat qui représente un relai important pour le financement du secteur des industries culturelles et créatives, et pour la production en règle générale. Entretien.

Al Bayane: La Fédération des industries culturelles et créatives de la CGEM (FICC) a estimé l’impact économique de la crise de la covid-19 sur le secteur à 2 milliards de dirhams. A vrai dire, ces pertes énormes ont mis à nu l’ensemble du secteur des industries culturelles et créatives (ICC) dont le grand nombre des métiers et des activités souffrent de l’informel. D’abord, comment évaluez-vous la gestion de cette crise inédite par le ministre de la tutelle?

Neila Tazi : Le secteur est très fortement impacté mais il s’avère que les prévisions sont encore plus inquiétantes que nous le pensions. Bien que les musées et les bibliothèques soient autorisés depuis quelques jours à 50% de leur capacité, en réalité le secteur est à l’arrêt depuis 4 mois et sans visibilité quant à une date de reprise. Les activités culturelles et événementielles sont toujours suspendues puisqu’il est interdit de réunir du public. Je vous laisse imaginer la sévérité de l’impact économique pour plus de cent mille artistes et personnes qui travaillent directement dans ce secteur, ainsi que pour les entreprises et l’ensemble de l’écosystème composé de centaines de prestataires. Ce secteur en résilience permanente depuis des décennies a montré la grande vulnérabilité de nombreux acteurs qui le composent et qui sont toujours sans protection sociale. Il s’agit là des artistes, des techniciens et des travailleurs indépendants. La crise de la covid-19 a révélé au grand jour les freins structurels que connait le secteur des ICC au Maroc, mais elle représente aussi une réelle opportunité de transformation, de réforme, pour poser les bases de la construction d’une réelle économie des ICC. Le ministre est face à ces défis et ces opportunités, il a fait preuve d’une réelle écoute depuis sa récente nomination et nous sommes confiants dans sa volonté de conduire des changements.

A votre avis, est-il temps pour structurer le secteur des ICC ? Pour ce faire, quelles sont vos propositions?

C’est un secteur qui dans le monde emploie 30 millions de personnes. Bien évidemment que c’est le moment ! D’autant plus que le Maroc est en quête d’un nouveau modèle de développement pour déployer son plein potentiel, libérer ses énergies, soutenir ses compétences, créer de la croissance et des emplois, réduire les inégalités. Il se trouve que ce secteur est porteur de grandes opportunités mais pour les saisir il nous faut une volonté ferme et une gouvernance forte au sein de l’exécutif, des partis et des élus. Nous avons besoin de synergies intersectorielles, de dispenser des formations adéquates, de faciliter l’acte d’entreprendre dans ces filières très attractives pour les jeunes. Nous devons créer les conditions de l’émergence d’une réelle économie créative et d’un marché qui sera amené à se développer. La dimension créative et culturelle est transversale, elle est essentielle dans l’éducation et la formation des jeunes, dans les rapports humains, elle est un atout pour le tourisme et le développement des territoires, elle est une source de fierté pour notre diplomatie et de rayonnement pour notre pays. Nous devons encourager la  créativité, renforcer les compétences, améliorer les lois et la fiscalité existantes, renforcer le statut des travailleurs, recenser les acteurs des différentes filières et surtout agir vite et de concert pour préparer les générations de demain. Nous devons enfin innover et saisir l’opportunité offerte par l’économie numérique et digitale.

Qu’en est-il de la convention signée par la FICC avec le Ministre de la Culture, de la Jeunesse et de Sports afin de renforcer le partenariat public-privé?

La convention signée entre le ministère de tutelle et la FICC en juin 2019 vise à développer les bases d’une coopération efficace entre le ministère et la fédération en faveur de la structuration et du développement du secteur des ICC au Maroc. Créer les conditions d’un dialogue autour de la stratégie à adopter, la dynamisation des ICC sur le plan régional et la consolidation d’une vision commune pour le rayonnement de la culture et de la valorisation de nos talents et de notre patrimoine.  C’est dans ce cadre que nous avons co-organisé les 1ères Assises des Industries Culturelles et Créatives, les 4 et 5 octobre dernier à Rabat qui ont réuni 600 personnes et abouti à 20 recommandations.

La culture, vivant depuis des années entre vents et marées, a souffert de l’absence d’une vision claire, efficace et efficience. Que proposez-vous pour mieux booster ce secteur transversal?

La culture souffre et le potentiel créatif est freiné. La culture est l’expression de l’humanité, de sa créativité. La créativité est au cœur de la modernité et d’un monde en évolution perpétuelle, elle encourage l’innovation et transmet une image de dynamisme. Il est donc urgent de changer la manière d’aborder ces sujets,  d’adopter une approche  holistique de la question. Il faut pour cela changer le regard qui est porté sur le secteur, convaincre dans la sphère politique et économique que la culture est une des bases essentielles du développement durable d’un pays. Le développement des ICC nécessite un solide partenariat entre les secteurs public et privé, une stratégie ambitieuse, et la mise en œuvre d’un plan d’action concret impliquant fortement la société civile. Cela passera nécessairement par le déploiement des moyens financiers nécessaires, l’adaptation des lois et de la fiscalité, l’incitation et l’encouragement de l’initiative privée, l’aménagement et l’administration efficace d’espaces pour accueillir les acteurs du secteur, et surtout des synergies sectorielles.

Le vide juridique, une loi sur le mécénat entre autres, dans certains champs culturels et artistiques freine parfois le développement de toute la chaîne. Est-il temps de se pencher sur ce grand chantier?

Les difficultés que rencontre l’Etat actuellement pour le soutien des secteurs les plus impactés par cette crise du coronavirus devraient l’inciter à encourager les initiatives à travers le mécénat qui représente un relai important pour le financement du secteur des industries culturelles et créatives, et pour la production en règle générale. Il nous manque une loi sur le mécénat et le président de la Chambre des Députés l’a lui même souligné lors de la cérémonie d’ouverture des assises d’octobre. Nous travaillons actuellement sur les bases d’un texte qui prendra en considération les spécificités et les potentialités du Maroc, car il est important d’élaborer des approches qui répondent à nos spécificités. Il existe aussi d’autres mécanismes de financement à développer tel que le «Crowdfounding», le financement collaboratif, qui offre 3 possibilités, le  prêt, l’investissement en capital et le don. Le texte a été voté en février dernier par la Chambre des Députés, il doit encore être soumis à la Chambre des Conseillers.

Pensez-vous que ce secteur spécifique a besoin à la fois d’une législation et une fiscalité adéquates afin de créer une économie génératrice de revenus?

La FICC et ses membres militent dans ce sens. Le Conseil économique social et environnemental a également émis cette recommandation en 2016 dans un avis intitulé «l’économie de la culture». Nous portons ce plaidoyer là où il est possible de faire avancer ces idées. C’est à ce titre que nous avons fortement sensibilisé lors des dernières assises de la fiscalité en mai 2019 qui ont permis d’inscrire la culture dans les recommandations à prendre en compte dans la loi cadre de programmation fiscale à venir. La PLF 2020 a réduit de 20 à 10% le taux de TVA sur les achats de billets de spectacle, de musée, de cinéma etc…ce n’est bien sur qu’un début mais la dynamique est lancée. Il est important d’encourager l’accessibilité à la culture par une offre à la fois de qualité et à un prix abordable pour le plus grand nombre. C’est ce qui permettra la création d’un marché, d’un modèle économique plus stable et rentable pour les artistes, de former le public et les créateurs des générations à venir.

Peut-on parler aujourd’hui d’une véritable industrie culturelle au Maroc?

Nous préférons parler d’industrie culturelle et créative qui se caractérise par la double nature, culturelle et donc génératrice de valeurs, de sens et d’identité, et économique génératrice de richesse et d’emploi. Mais c’est un secteur qui se caractérise aussi par une demande et des comportements du public difficiles à anticiper, et la nécessaire de prise de risque. Mais il ne faut pas chercher à éliminer ce risque car il est consubstantiel de ces industries. Il faut au contraire dynamiser cette prise de risque qui s’appuie sur le rôle central du producteur, de l’entrepreneur, des professionnels…Il est nécessaire de faire évoluer les métiers et tout l’écosystème qui favorise le développement d’une économie des ICC où toutes les filières de la création doivent trouver les conditions de leur émergence.

A votre avis, quel avenir pour le secteur culturel et artistique après cette  crise inédite?

La culture en général et la protection du patrimoine en particulier constituent des facteurs essentiels pour le développement d’un pays, d’une ville, d’un quartier. Ils participent tous deux à l’édification d’une société à la fois ancrée et ouverte. Durant cette pandémie du coronavirus s’est produite une réelle prise de conscience de l’importance du secteur créatif et culturel en tant que facteur de résilience. Lors du confinement nous nous sommes tous tournées vers les arts, le cinéma, la musique, la lecture et les médias. Mais pendant cette même crise nous avons assisté à la destruction de plusieurs biens de notre patrimoine tels que le café maure de la Kasbah des Oudayas à Rabat, la Villa Mauvillier des années 30 à Casablanca. Ces actes sont en complète contradiction avec les ambitions du Maroc. Le passage par une crise aussi inédite et chargée d’enseignements devrait logiquement inciter acteurs et décideurs à accélérer et unir les efforts pour soutenir ce secteur essentiel. La réalité est que nous avons besoin d’un «état d’urgence culturel et patrimonial» si nous voulons stopper la destruction de notre patrimoine et fixer de manière claire les conditions de l’éclosion de nos talents.

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