La démocratie contre la technocratie

«Je suis ici pour dire que nous comprenons ce mouvement profond, c’est-à-dire, à la fois le désespoir et les espoirs qui s’y expriment, et que nous ressentons aussi; pour dire que nous ne comprenons pas (ou que nous ne comprenons que trop) ceux qui ne le comprennent pas».

Impossible de ne pas penser à Pierre Bourdieu face aux images récurrentes du mouvement social qui est en train de secouer la France depuis quelques semaines déjà. En 1995, un autre mouvement d’une grande ampleur avait amené celui qui se présente lui-même comme « le sociologue énervant» et qui est pour les tenants de la pensée critique un éclaireur fraternel, à rejoindre le mouvement, à prendre position et aller prendre la parole dans un meeting de cheminots à la gare de Lyon à Paris. Là où il avait prononcé un discours devenu une référence en matière d’engagement intellectuel et faisant preuve de lucidité critique à l’égard  des vrais enjeux qui portaient le mouvement social de novembre décembre 1995. Il avait en effet tracé la perspective en plaçant cette action comme réflexe de survie d’un modèle de société : «  je suis ici pour dire notre soutien à tous ceux qui luttent depuis trois semaines contre la destruction d’une civilisation associée à l’existence du service public ». Près de vingt ans plus tard, nous assistons à un regain de mobilisation sans précédent. En 1995 c’était sous un gouvernement de droite ; cette fois c’est un gouvernement qui se réclame de la gauche qui est dans la ligne de mire d’un soulèvement qui rappelle les grandes actions de masse qui ont jalonné l’histoire du mouvement ouvrier et syndical français.  Cela ne peut que nous interpeller ici au Maroc, parce que c’est la France à qui nous sommes liés par un tissu de fils forgés par l’histoire et la géographie comme cela interpelle aussi par la nature des questions posées, l’ensemble de l’Europe.

Des questions auxquelles notre pays, nos partis politiques notamment ceux de la gauche, sont confrontés : réformer, oui mais comment et avec qui ?

L’enjeu n’est pas seulement une refonte de la loi du travail ou la formulation du fameux article deux de cette loi qui revoit la hiérarchie des normes de négociation au bénéfice des accords d’entreprise au détriment des accords de branche et de la loi au niveau national (pour la gestion des heures supplémentaires, l’organisation du temps de travail…). Non l’enjeu c’est le devenir de toute une génération qui ne se reconnaît plus dans un système qui ne lui propose plus que de la précarité avec la multiplication des CDD. L’historien et anthropologue Emmanuel Todd n’hésite pas à parler « d’un  système social immobile, qui condamne les jeunes et le monde ouvrier à la destruction sociale.

Il est donc normal d’assister à la montée d’une certaine violence ». Une violence illustrée par le discours du patron des patrons qui traite les syndicalistes de « voyous » et de « terroristes » avant d’être acculé à faire son mea culpa et à retirer la dernière formulation.

En quoi cela encore une fois nous intéresse ?  L’enjeu fondamental, et c’est là la grande leçon du mouvement social actuel, c’est la reconquête de la démocratie contre la technocratie. Il s’agit d’inventer de nouvelles formes d’action politique collective capable de récuser le discours pseudo scientifique des experts pour proposer une alternative qui ne verse pas non plus dans le populisme. Il s’agit de bannir le corporatisme et la démagogie. Savez-vous qu’il y a des mouvements qui bloquent le projet de réforme des systèmes de retraite (ou d’autres réformes cruciales) non pas parce qu’ils ont une solution de rechange meilleure mais juste pour empêcher Benkirane et sa majorité d’engranger les bénéfices de son action de réforme. On va jusqu’à sacrifier des luttes coûteuses sur l’autel des calculs politiciens. Pour notre part, la démocratie économique, pour laquelle nous plaidons comme complément vital de la démocratie politique, a besoin d’un mouvement social porté par des corps intermédiaires authentiques, unitaires et responsables ; seul bouclier pour faire face  à l’arrogance des uns, et au cynisme des autres.

Mohammed Bakrim

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