«La démocratie n’a pas de religion»

Azzedine El Allam, professeur à la faculté des Sciences Juridiques à Mohammedia estime qu’au moment où les faits de l’histoire confirment que presque tous les Etat-nations se sont intégrés dans la mouvance de l’histoire, nos sociétés sont encore prisonnières du passé, enfermées dans un débat stérile en ruminant des problématiques dont les réponses ont été déjà trouvées  au Moyen Âge. Pour lui, la défense de la liberté  requiert la consécration du caractère civil de l’Etat dans la Constitution et la liberté de conscience et de croyance, insiste-t-il.

Al Bayane : Comment qualifiez-vous le débat actuel  concernant la place de la religion dans l’espace public ?

Azzedine El Allam : Il n’en demeure pas moins que l’un des signes du retard des sociétés arabo-musulmanes est dû à un discours visant à amplifier le rôle de la religion dans l’espace public. Il faut dire que ce discours  exagère grandement  le rôle de la religion, prétendant que la croyance pourrait régir les relations entre le citoyen  et l’univers politique  et pourrait même  être érigée au statut  du régulateur  des libertés  individuelles et publiques . En fait, au moment où les faits de l’histoire confirment que presque tous les Etat-nations se sont intégrés dans la mouvance de l’histoire, nos sociétés sont encore prisonnières du passé, enfermées dans un débat stérile en ruminant des problématiques dont les réponses ont été déjà trouvées à l’époque médiéval. On peut même affirmer qu’on ne peut pas parler d’un débat au vrai sens terme, étant donné que certains prédicateurs, des Fouqahas et même des muftis et parfois des politiques prétendent que l’islam est une religion a-historique qui détient la baguette magique pour résoudre tous les problèmes contemporains.

Mais, y a-t-il des Fouquahas modérés ?

Personnellement, je ne fais aucune distinction entre les modérés et les extrémistes car ils ont le même référentiel.  Ce qui m’écœure le plus, c’est la persistance d’un discours soi-disant moderniste qui prône la compatibilité de la religion et de la démocratie, sachant que cette dernière, n’a pas de religion. Or, la question qui me taraude davantage, celle de comment expliquer que l’islam est une religion de tolérance alors que l’histoire nous renseigne qu’il s’agit d’une entreprise de conquête et des guerres.  A mon avis, il y a deux éléments qui expliquent notre retard par rapport à la civilisation occidentale. Primo, de l’existence d’un champ culturel dominé par le discours religieux, prétendant même réguler nos relations sociétales et politiques. Secundo, Il s’avère que nos sociétés  ne sont pas en mesure de faire émerger une élite capable de faire  preuve de critique de la pensée religieuse et valoriser par conséquent le principe de  rationalité et la culture de la raison.

Dans l’une de vos interventions, vous dites que la proclamation de l’Islam en tant que religion d’Etat dans la Constitution ne révèle, enfin de compte, que sa faiblesse. Pouvez-vous nous expliquer davantage ce point ?

La question qui m’intrigue le plus souvent est la suivante : l’Etat est-il censé adopter une religion comme c’est le cas dans le préambule de la Constitution ?  L’histoire nous apprend que l’Etat moderne n’est ni religieux, ni anti-religieux mais areligieux.  Qui plus est, l’Etat dans l’approche Rousseauiste est basé sur le principe « droit à la résistance », alors que l’Etat sultanien est basé sur le principe de l’obéissance.  Autre questions qui sont également d’une importance cruciale sont celles portant sur le véritable rôle du gouvernement : disposons-nous d’un gouvernement, maître de ses décisions et responsable devant les députés de la nation ou seulement d’un Exécutif qui est à la merci de l’entourage du Sultan ? Vivons-nous dans une communauté civique où le citoyen a une valeur ou dans une société composée de sujets ?  J’avoue que c’est difficile de trouver une réponse à ces questions et que seules les années à venir peuvent nous apporter une réponse concrète. Mais, il faut souligner que l’utilisation de la religion à des fins politique témoigne d’une faiblesse historique de l’Etat. Par ailleurs, il faut reconnaître qu’aujourd’hui, l’Etat recourt moins à la religion, contrairement à certains groupes qui ont un caractère religieux. Et que l’on veuille ou pas, les questions sur les développements économique et sociale figurent aujourd’hui au cœur des préoccupations de l’Etat.

Alors comment doit-on procéder pour assurer une certaine autonomie de  l‘espace public ?

Cela ne peut se réaliser par une simple décision politique mais dépend du développement de la société et de l’évolution de l’histoire. Toutefois, il faut mettre l’accent sur le fait que la consécration de l’Etat de droit fondé sur une culture institutionnelle et le renfoncement d’une société civile autonome sont les seuls moyens pour affermir les piliers d’un Etat moderne.  Dans un tel cas de figure, la religion serait obligée d’être cantonnée dans l’espace privé.

Dans votre livre «Libération de la parole…», vous critiquez de façon acerbe le système éducatif marocain, notamment la manière avec laquelle on enseigne la religion musulmane dans nos écoles. Peut-on parler alors d’une crise de la socialisation ?

Il faut d’abord  mettre l’accent sur le fait que la démarche adoptée par le chercheur en sciences sociales  qui est d’ailleurs une démarche scientifique se trouve à l’opposé de la méthode du prêcheur. La première a pour vocation d’étudier la religion en tant que fait social et ce dans  une perspective historique loin des jugements de valeurs.

Contrairement au prêcheur, le chercheur en sciences sociales et même l’enseignant sont appelés à faire preuve de neutralité et de froideur scientifique.  Dans ce sens, je fais allusion aux travaux de Mohamed Ayyadi qui a souligné que l’enseignement de « l’éducation islamique » dans nos écoles a une connotation purement idéologique. Pour lui, l’école en tant qu’agent de socialisation relaie un discours élogieux envers l’islam et  antipathique envers tout ce qui diffère et que la religion musulmane est totale, utile dans tous les temps  et contient toutes les réponses pour les problèmes de l’humanité.  Ce qui crée chez les élèves un «sentiment d’identification totale» avec cette idéologie sans parvenir à faire la distinction entre la religion et l’idéologie religieuse.  Le véritable problème c’est que cela ne concerne pas uniquement l’enseignement primaire mais également l’enseignement supérieur où la religion musulmane est présentée comme un système infaillible, voire une doctrine parfaite valable à n’importe quel moment de l’histoire.

L’islam, en tant que religion permet-il la liberté de conscience qui est un principe fondamental de la modernité, c’est-à-dire la liberté de croire ou de ne pas croire ou de changer de conviction ?

Sans nul doute, la relation entre la religion et la liberté est devenue aujourd’hui une question centrale non pas seulement pour les élites intellectuelles, modernistes soient-elles ou traditionnalistes, mais aussi pour l’ensemble des composantes de la société, surtout après les effets pervers du printemps arabe.  En fait, la défense de la liberté requiert la consécration du caractère civil de l’Etat dans la Constitution et la liberté de conscience et de croyance. Comment doit-on procéder alors quand un principe de la religion ou l’une de ses dispositions se contredit avec la liberté et le droit qui sont des piliers fondamentaux de la société moderne.

Peu importe que la religion tolère ou non la liberté de culte, mais le plus important pour moi, ce sont mes droits et ma liberté en tant que citoyen et non pas un tel texte ou autres, dicté par des fouquahas qui appartiennent à une époque qui n’est pas la nôtre.

Quel jugement faites-vous de l’appel de certains citoyens appelant l’Etat marocain à abroger l’article 222 du Code pénal  qui interdit de manger en public en Ramadan, sachant que ces derniers soulignent qu’un tel article s’inscrit aux antipodes des engagements du Maroc à l’échelle  international  pour le respect des droits de l’Homme ?

En tant que citoyen, je ne peux que rallier le rang de ceux qui appellent à préserver leurs libertés et leurs droits sans exercer sur eux une tutelle quelconque. Et pour répondre à votre question,  je fais allusion à une enquête collective  portant sur  « L’islam au quotidien : Enquête sur les valeurs et les pratiques religieuses au Maroc», où le chercheur  Mohamed Tozy a écrit  que «le mois de ramadan, qui est le mois du jeûne, peut être difficilement circonscrit à la dimension d’un phénomène religieux. Il s’agit d’un fait social total qui constitue une parenthèse dans le calendrier annuel. La pratique du jeûne est tellement normative qu’on n’a pas osé l’inscrire directement comme une question à poser. Il nous a semblé risqué de demander aux Marocains s’ils jeûnaient ou non, tellement le jeûne est considéré comme le marqueur essentiel de l’islamité.» Et d’ajouter « ainsi, l’attitude des autorités publiques consistant à considérer le jeûne du ramadan comme allant de soi et sa rupture en public comme une atteinte à l’ordre public trouve son écho chez la majorité des enquêtés, y compris dans notre propre choix de ne pas poser la question frontalement et de nous contenter de la mesure de

l’intensité du jeûne surérogatoire.» En fait, cette étude témoigne ô combien il est difficile d’appréhender certaines questions qui relèvent de la religion musulmane et dévoilent, par conséquent, les limites de la liberté du chercheur, souvent contraint à ne pas traiter des sujets tabous. D’ailleurs, Hassan Rachik a mis l’accent sur le fait  que par rapport à la pratique du jeûne, le degré de tolérance est plus faible chez la population interviewée.

Dans mon livre « la libération de la parole…», j’ai relaté ma relation avec la religion. J’ai commencé par mon enfance ou j’ai vécu la religion d’une manière spontanée et «culturelle» dans le vrai sens anthropologique du terme, et puis vient la phase de l’adolescence où je l’ai considérée comme l’opium du peuple et au final, la phase où je suis devenu soi-disant mature, où l’islam est devenu pour moi un objet de questionnement. Je reconnais que j’avais des difficultés énormes à s’attaquer au sujet de la pratique du jeûne. Et en dépit des efforts considérables que j’ai déployés pour édulcorer mes propos, j’étais contraint à faire l’impasse sur ce sujet  et amputer une dizaine de page de mon livre.

Khalid Darfaf

Top