«La plume d’un artiste qui a plus d’un art dans le sac»

Il semblerait qu’en écrivant pour qu’Allah aime Lou Lou (Editions Marsam), Rachid Khaless ait alternativement passé de l’ébriété à la sobriété. En témoignent les descriptions fougueuses virées souvent en visions hallucinatoires et les épisodes de narration ferme, où les objets et les hommes sont rendus dans leurs moindres contours avec une déconcertante netteté.

C’est dire que, pour ne pas déroger à la focalisation du récit, il recouvre le don de sortir de son histoire en y laissant quelque chose de lui comme un acte de présence aux yeux du lecteur. Pour mieux suggérer la vie à l’intérieur d’un bar, cet orfèvre de la métaphore va nous flanquer un savoureux mal de mer, dès la cinquième page du roman : «[…] Ces ivrognes, amarrés au comptoir, aussi solidement qu’à la proue d’un navire battant les vagues, n’embarquaient-ils pas comme moi vers des contrées lointaines qui nous faisaient oublier qui nous étions ? A vrai dire, nous initiions des voyages périlleux, sans escale, dont nous ne sortions jamais indemnes. N’étions-nous pas unis par la peur de la solitude dans cet arche en contreplaqué qui pourtant nous préservait de la haine des nouveaux mercenaires de la foi». Un bar, dans notre pensée sociale désespérément étriquée, n’est rien moins qu’une échancrure urbaine par où filtrent toute engeance que la morale réprouve et qui en ressurgit avec des yeux de taupe, titubant sur le pavé comme sur le pont d’un navire qui tangue. Mais cette idée reçue est frappée de démenti par la plume d’un artiste qui a plus d’un art dans son sac. En effet, avec la pointe acérée de sa plume, Khaless énuclée ce repaire vineux de tous les jugements bégueules et nous fait ressortir un tableau social où s’animent des êtres humains dignes de leur espèce, avec leur loi, leur philosophie, leur regard sur la vie et leur idiome vernaculaire. Pour qu’Allah aime Lou Lou n’est ni un roman de soulographie ni une galerie de portraits figés en leur assuétude. C’est un hymne à une communauté sociale vivant sur le versant brumeux – un bar, en l’espèce –  d’un monde où la vie n’a rien d’enviable en sa sobriété hypocrite et son austérité schizophrène. Dans une écriture où il rivalise de purisme avec les tenants du genre, Rachid Khaless se ressent tant par sa poésie que par sa peinture (un Théophile Gautier, en ce cas !) et nous fait de l’amour et de la chair un excipient drastique pour stimuler nos endorphines littéraires et mettre au grand jour nos exaltations subliminales. Le livre, remuant et accrocheur, a tout l’air d’une arme blanche à cran d’arrêt, en l’évolution de sa trame, sismique par à-coups et orgastique à son terme.

C’est dans la relation de Pour qu’Allah aime Lou Lou que la langue de  Khaless, sous l’empire d’une  histoire avinée,  se délie ; que s’épanche sous nos yeux les déboires d’une enfance spirituelle, et qui a enfanté un auteur qui ne se réclame aujourd’hui d’aucune école et qui a le génie de paraître dans un  roman autre qu’il n’a été dans le précédent. Tant il est vrai que pour connaître un écrivain il ne suffit pas de lire ses livres, l’auteur de Absolut hob dévoile consciemment son éthopée, à faibles doses certes, mais d’une façon assez pertinente pour qu’on puisse saisir quelque chose de lui, – à supposer qu’un auteur ait pu jamais être saisissable ! – et mieux comprendre les ressorts de sa puissance narrative. Si donc, dans ce grand petit roman, il dissocie son récit de quelques digressions autobiographiques ce n’est ni pour se tailler sa part de nombrilisme rengorgé, ni pour faire figure d’auteur prolifique, mais pour brosser son caractère d’actant dans les événements qu’il raconte. Aussi nous confie-t-il dans le roman la fascination candide qu’il avait, enfant, pour les mots.  Non pour ce que ces mots étaient par eux-mêmes, mais pour la variété des configurations qu’ils prenaient dans leur graphisme : «[…] A cette époque-là, cependant, j’ignorais le sens de ces mots transcrits en forme gothique sur ces gravures délicates. Pour les parcourir, je les suivais du regard, me tordant le cou pour suivre leur fuite sur le papier fin jusqu’à leur extinction. Mon œil captait une lettre jusqu’à la saisie complète pour escalader chacune les courbes minces et abruptes de ce mot magique Chaud-Soleil». Rachid Khaless n’entend jamais intriguer ses histoires en les étoffant par l’annexion d’événements brodés à la sauvette, non, son roman échappe toujours par le goulot d’une bouteille et évolue par lui-même en prenant forme au fur et à mesure qu’il grandit dans l’esprit du lecteur. Dans Pour qu’Allah aime Lou Lou, il n’est  pas plus allé chercher sa matière dans la cacophonie de la ville que dans la rusticité béate de la campagne. C’est  dans l’un des ancrages sociaux où des mondes se font et se défont, dans l’un de ses trous glauques et mal famés, où l’on se distingue à peine à travers les bancs de vapeurs, les volutes de fumée et la poussière des lumières, où toutes les pratiques sont égales, ou à peu de choses près, devant la dive bouteille : le Continental, bar légendaire lové dans la mémoire collective des kénitréens de souche sous l’appellation de Lou Lou. Bacchus y avait institué une genèse, et prévu une apocalypse ; des destins s’y brodent. Le narrateur s’improvise résurrecteur. Il ramasse au pied d’un arbre un esprit errant incarné en la personne de Lou Lou, la femme éponyme que l’outrage des ans a boutée en dehors du bar. Il l’y ramène sous les yeux ébahis des clients désormais en retour d’âge, et c’est à ce tournant de l’histoire qu’il  brandit  sa plume à remonter le temps pour consigner la vie antérieure du bar  dans un lyrisme en dents de scie.

Youssef Saidi

Ecrivain

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