La question du chef-d’œuvre (suite et fin)

On est arrivés à l’ultime séquence du questionnement sur «chef-d’œuvre au cinéma» avec en point d’orgue notre taxonomie clôturée en présentant la notion de   «film événement».

C’est, en effet, une catégorie opérationnelle qui permet de répertorier des films ayant marqué l’Histoire du cinéma de leur pays en créant des controverses socio-politiques, en drainant des foules dans les salles, en suscitant un intérêt critique. Sans pour autant, pour certains d’entre eux, accéder au statut de chef-d’œuvre. Beaucoup de films constituent des phénomènes au moment de leur sortie pour différentes raisons : esthétiques et commerciales. Les  débats ou plutôt les polémiques qu’ils déclenchent sont souvent le résultat d’un montage, d’une manipulation.

C’est ainsi que nous proposons d’approcher la notion de «chef-d’œuvre au cinéma» loin du bruit médiatique et des stratégies marketing. Il s’agit de saisir  les films dans leur apport esthétique et artistique  novateur et original. Parfois, seul le temps est en mesure de répondre à la question de chef-d’œuvre. Que dire alors des 60 ans du cinéma marocain !

J’ai posé la question à dix collègues – et amis – qui interviennent dans le champ du discours critique, cinéphilique et journalistique sur le cinéma. En fait, le questionnaire que je leur ai proposé comporte deux volets : citer leurs cinq films coup de cœur de la filmographie marocaine (1956-2016) et dire le film qu’ils considèrent comme le chef-d’œuvre de cette filmographie.  Je publierai les détails de  ce sondage lors d’un dossier spécial à l’occasion de la prochaine édition du Festival national du film (annoncée pour le 3 mars 2017). Cette fois, je me contente de donner la synthèse de la réponse sur la question concernant le chef-d’œuvre. Les réponses des dix collègues (leur nom avec le détail de leur choix seront publiés à l’occasion de ce spécial «soixante ans du cinéma marocain») sont instructives, révélatrices et édifiantes.

Sur les dix réponses, deux collègues ont affirmé qu’à leurs yeux, cette filmographie ne compte aucun film que l’on puisse considérer comme chef-d’œuvre. «Je suis désolé mais je n’en vois aucun », a même précisé un critique chevronné. Sur les huit autres réponses, un film a quand même obtenu deux voix, à savoir, «La plage des enfants perdus» de Jilali Ferhati (1991). Surprise de taille, «Wechma» de Hamid Bennani (1970) et que les différents sondages réalisés par le passé ont toujours plébiscité, n’a pas pu franchir la barre de chef-d’œuvre : il n’a pu obtenir qu’une seule voix. Il demeure un familier de la catégorie « film culte». Même son de cloche pour «Mirage» (1979) d’Ahmed Bouanani, cité une fois. Mais je considère qu’il soit cité comme une revanche pour ce cinéaste qui mérite d’être redécouvert. Les années 1970, ce que j’appelle « la décennie des auteurs» sont omniprésentes avec «Chergui» (1975) de Moumen Smihi (une voix) où l’on peut intégrer aussi «Transe» (1981) d’Ahmed Maanouni. Par contre, aucun film des dernières années n’est cité. Il faut remonter au début des années 2000 avec «L’enfant endormi» (2004) de Yasmin Kessari et «A Casablanca les anges ne volent pas» (2004) de Mohamed Asli, pour retrouver des représentants de nouvelles générations (même si Asli est un cas  hybride).

Première constatation qui confirme notre hypothèse : les films ayant bénéficié d’un grand tapage médiatique ne figurent pas forcément dans le panthéon de la critique. De même pour la durée, un chef-d’œuvre doit passer avec succès l’épreuve du temps. Il dialogue avec les différentes générations au-delà de son contexte qui l’a vu naître.

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