«La religion n’est pas totalement irrationnelle»

Abderrahim Aassoul, chercheur au Centre marocain des sciences sociales (CM2S), Faculté des lettres, Casablanca, mène depuis quelques années des recherches sur le philosophe Allemand Jürgen Habermas. Contrairement à certaines réflexions simplificatrices, pour ne pas dire simplistes, notre chercheur nous montre comment le penseur de l’école de Francfort s’est démarqué des interprétations réductionnistes, parfois, extrémistes, appelant à une séparation catégorique entre l’univers religieux et politique. Au contraire, pour Habermas, la religion revêt un double intérêt : outre le fait qu’elle est une nécessité humaine, la religion est d’une part un réservoir de sens, unAbderrahim Assoulpotentiel sémantico-normatif à mobiliser en faveur de l’humanité.

Al Bayane : Beaucoup de personnes évoquent la notion de l’espace public sans en saisir le sens, sachant que cette notion occupe une place primordiale dans la pensée du philosophe Allemand Jürgen Habermas. De quoi s’agit-il exactement ? 

Abderrahim Aassoul : Il faut dire que la notion de l’espace public occupe une place centrale dans la pensée de Jürgen Habermas. Pour lui, la notion de l’espace public remplit trois fonctions. Primo, c’est un espace où les citoyens participent à la gestion de leurs affaires communes. D’un point de vue conceptuel, cette arène est distincte de l’Etat, car il s’agit en effet d’un lieu de production et de circulation de discours qui peut, en principe, critiquer l’Etat.  Secundo, la sphère publique selon Habermas est aussi différente, d’un point de vue conceptuel, de l’économie officielle : ce n’est pas un espace de relations marchandes, mais plutôt une arène de relations discursives. C’est plus un théâtre de débats et de délibérations qu’un lieu d’achat et de vente.  Tercio, l’espace public nous permet de ne pas perdre de vue les différences entre appareils d’Etat, marchés économiques et associations démocratiques, distinctions essentielles à opérer pour mieux appréhender sa perception de la démocratie. Dans le cadre de cet espace, Habermas met l’accent sur l’idée que la souveraineté appartient à l’autorité des arguments et non pas à l’argument de l’autorité. Pour ce faire, Habermas défend avec acharnement ce qu’il a qualifié de démocratie délibérative.

Cela signifie-t-il que la religion a sa place dans cet espace ?

Contrairement à certaines prétentions qui ont analysé la relation entre le religieux et la modernité sous la figure d’un jeu à somme nulle, par lequel l’avancée de la raison aurait pour corrélat nécessaire le recul de la foi, notre penseur, au contraire, valorise le paradigme religieux. Comme je viens de l’avancer, si la religion est valorisée aux yeux de Habermas, c’est qu’elle est, d’une part, porteuse d’un réservoir de sens, un potentiel sémantico-normatif utile à mobiliser pour la vie en commun. D’autre part, elle est source de conflits, de guerres etc…

Aux yeux de Habermas, cette valorisation de la religion s’explique par deux concepts : le concept de la pensée post-métaphysique et le concept de la société post-séculière. Pour Habermas, la pensée post-métaphysique s’identifie par plusieurs critères dont les plus importants sont : la nature procédurale et faillibiliste de la raison, le tournant linguistique et l’inversion du rapport entre théorie et pratique et une pensée autoréflexive. Emboitant le pas à Emmanuel Kant, Habermas précise que d’une part, la raison humaine est impure et donc faillible et peut même nous induire en erreur car tout au long de l’histoire, elle a été construite et par le rationnel et par l’irrationnel. D’autre part, la religion n’est pas totalement irrationnelle. En plus, elle est un support motivationnel qui peut servir l’Humanité. Selon Habermas, tant que la religion comporte des contenus sémantiques qui nous inspirent, nous sont indispensables et qui se dérobent à la force expressive d’un langage philosophique. Ainsi, la philosophie, même sous sa forme post-métaphysique, ne pourra ni remplacer ni évincer la religion. Quant au second concept, Habermas précise qu’il ne s’agit nullement d’un dépassement de la pensée séculière. La sécularisation demeure un acquis, mais elle se prête le flanc à des fragilités qu’on doit dépasser. Pour dépasser cette fragilité, Habermas propose que la raison séculière et la raison religieuse doivent s’ouvrir mutuellement dans une atmosphère de tolérance.

Quels sont les critères de cette démocratie délibérative ?

A travers ses écrits, Habermas souligne toujours qu’au-delà du libéralisme et du républicanisme, la version délibérative de la démocratie libérale est supérieure aux deux autres versions en ce qu’elle n’accorde priorité ni aux droits de l’Homme (comme le fait la lecture libérale) ni à la souveraineté populaire (ce que fait la variante républicaine). Au contraire, elle fournit une clé pour expliquer comment les principes de la Constitution sont inhérents au concept démocratique d’auto-législation. L’idée de base est assez simple. Du point de vue d’une politique délibérative, chaque démocratie réclame un ensemble de formes convenables de communication pour fonder ces formes institutionnelles obligatoires. Pour ce faire, il faut créer le medium de la loi qui est le moyen approprié à ce but. Ainsi, si nous arrivons à démontrer que les droits fondamentaux des deux sortes, et pas uniquement les droits politiques, sont constitutifs du processus démocratique d’auto-législation, compris selon les termes de la théorie communicationnelle, alors la relation prétendument paradoxale entre la démocratie et l’égalité devant la loi disparaît. Dans le cadre de la démocratie délibérative, une décision ne peut prendre le cachet de la légitimité que si elle fait l’objet d’une délibération par des citoyens qui devraient être mis sur le même pied d’égalité. Autrement dit, tous les acteurs devraient être impliqués dans le processus décisionnels et ce sans exception : croyants, non croyants…entres autres.  Cela nous débouche sur un concept cher chez Habermas, celui de la rationalité communicationnelle.

 Il n’en demeure pas moins que, selon notre philosophe,  la religion revendique aujourd’hui un rôle  public dans un contexte international marqué à la fois par une crise d’Etat incapable de répondre à l’ensemble des attentes des citoyens et le diktat du marché qui n’est d’ailleurs que le produit des désagrégeants de la mondialisation économique. Aussi, il ne faut pas omettre l’idée, comme on vient de l’expliquer, que les croyances religieuses sont dotées d’un fort potentiel sémantique, insiste-t-il. Ce qui légitime leur intervention dans le débat public.

La question qui s´impose alors : comment peut-on articuler le religieux et le politique ?

Habermas n’entend pas transiger avec l’idée de séparation des deux paradigmes : religieux et séculier. C’est un des grands apports de la démocratie constitutionnelle, explique-t-il : on ne saurait permettre aux églises de pénétrer, encore moins d’englober, la sphère de l’Etat. Notre auteur n’envisage pas la séparation entre le religieux et le séculier ; au contraire il les appelle à coopérer entre eux. Le séculier dénué de foi religieuse est tenu de reconnaître «aux images religieuses un quelconque potentiel de vérité. Il est même tenu de s’ouvrir à une telle vérité possible. Quant aux croyants, ils doivent traduire en termes laïques les intuitions et les raisons que le citoyen religieux sait exprimer seulement dans des termes qui comprennent son expérience de la foi.

Donc on est loin d’une théorie d’un Etat religieux !

En fait, si Habermas s’intéresse à la religion, c’est justement pour réajuster les paradigmes fondateurs de la pensée de la modernité. C’est dans cette optique, qu’Habermas a essentiellement porté son attention sur la nature de la justification politique et de l’ethos civique que l’on devrait retrouver dans une société démocratique, libérale et plurielle. C’est pour cette raison qu’il s’en est surtout tenu à l’explicitation des conditions procédurales, comportementales et cognitives d’une utilisation effective et légitime des contenus sémantiques de la religion dans le processus de formation de l’opinion et de la volonté politiques.

Khalid Darfaf

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