L’art de l’écriture les moments de beauté partagés

Interview-avec-Kateri-Lemmens

Par Noureddine Mhakkak

Native des Cantons-de-l’Est, Kateri Lemmens est poète, romancière et essayiste, elle enseigne les lettres et la création littéraire à l’Université du Québec à Rimouski (UQAR). Elle a fait paraître un roman graphique, Passer l’hiver (avec Romain Renard, Les Impressions nouvelles, 2022), deux recueils de poésie, Passer l’hiver (illustrations de Romain Renard, Noroît, 2020) et Quelques éclats (Noroît, 2014), un essai Nihilisme et création. Lectures de Nietzsche, Musil, Kundera, Aquin (Presses de l’Université Laval, 2015) et un roman Retour à Sand Hill (La Valette, 2014). Elle a aussi codirigé un carnet poétique, Mailler les eaux (codirigé avec Camille Bernier, Camille Deslauriers, Tina Laphengphratheng, Éditions de l’écume) et des collectifs, Que sait la littérature ? (codirigé avec Norman Baillargeon, Leméac, 2019) et Explorer, créer, bouleverser (codirigé avec Alice Bergeron et Guillaume Dufour-Morin, Nota Bene, 2019). Elle a récemment participé à plusieurs projets de recherche-création portant sur le Saint-Laurent et les sciences de la mer avec des équipes scientifiques, artistiques et littéraires.

Que représente la beauté pour vous ?

Un grand mystère ? Plusieurs choses comme l’écrivait Baudelaire quand il écrivait qu’« il y a autant de beauté qu’il y a de manières habituelles de chercher le bonheur » ? Je me permets quelques esquisses…

Dans toute beauté, il y a une attention, une atteinte, un choc, une fissure, un chemin. C’est un retour à soi (qui nous permet de nous saisir intérieurement, de comprendre ou de nous sentir intensément vivant) ou encore un hors-soi (qui nous permet de disparaître dans l’émotion ou d’échapper aux contingences de nos vies). Ce serait alors le contraire de l’indifférence. Mais la beauté n’agit pas toujours de la même manière sur nous. Elle peut nous apaiser (c’est la sérénité), nous élever (c’est la grâce), nous dévier (dans les expériences de retournement ou de compréhension), nous déjouer ou nous surprendre (c’est l’étonnement), nous exalter, nous fendre ou nous écraser (dans l’esseulement, dans la sidération, dans l’impuissance).

 J’ai tendance à chercher des surcroits de beauté, ces moments de grâce, d’émerveillements, voire de terreur que l’on peut ressentir au contact des œuvres d’art, dans l’admiration esthétique ou morale ou dans nos rapports avec le monde naturel.

  Je suis fascinée par les moments de beauté partagés, à l’occasion d’expériences artistiques par exemple, quand la beauté existe entre plusieurs êtres qui vivent quelque chose de commun (même de manière imaginaire, comme dans la lecture) ou qui ressentent ensemble (par exemple dans la musique ou les arts vivants). Partager une joie esthétique, c’est une des rares formes heureuses de la solitude abolie. J’ai longtemps aimé une forme de beauté intranquille et parfois douloureuse, qui captive, renverse, qui fend, depuis la pandémie, je pense que je cherche des beautés d’étonnement, certes, mais aussi des beautés de lueurs douces et de réconciliation. Et je me méfie parfois aussi des ’soleils trompeurs’, du risque d’aveuglement auquel nos dispose la beauté…

Que représentent les arts et les lettres pour vous ?

 Des lanternes. Des abris. Des raisons de tenir. De la joie surtout quand il en manque. Des moments de compréhension ou de transformation. Des chances. « Nous avons l’art pour ne pas mourir de la vérité » affirmait Nietzsche qui faisait de l’art un des grands stimulants de la vie. Les vraies rencontres avec les œuvres d’art se jouent en nous et, si elles s’accomplissent vraiment, elles nous jouent ; nous sommes alors littéralement l’expérience de l’œuvre d’art dont nous faisons l’expérience. Et puis, il y a toute la question du sens de l’autre, du sens des autres qui traverse mon rapport aux arts et aux lettres – s’inscrire dans un art, comme créatrice, c’est y entrer dans un rapport constant aux autres. Accéder à la création, comme spectatrice, comme lectrice ou comme auditrice, ce sera entrer en contact avec un autre esprit créateur, le suivre, le comprendre, l’écouter parfois sans le comprendre, mais en s’y disposant. Et cette écoute me semble à l’origine de plusieurs phénomènes importants en nous, elle nous transforme, nous rend plus ouverts, plus sensibles, elle nous permet de dépasser nos idiosyncrasies et nos contingences, nos velléités identitaires, notre difficulté à nous comprendre et à voir clair dans le chaos incessant de nos vies. Ce sont aussi des espaces de diversité et de singularité tout à la fois où on peut découvrir qu’il y a plusieurs manières de questionner et de répondre, que les chemins sont multiples, et c’est une grande chance parce que nos vies sont limitées dans leur durée et leur possibilités : avec les arts et les lettres, nous avons la chance de vivre, par simulation, par immersion, beaucoup de vies et de rencontrer profondément d’autres êtres sans avoir besoin des chances ou des hasards de la vie matérielle et concrète. Il est beaucoup question de cela (et plus encore) dans le beau livre à plusieurs voix que j’ai dirigé avec Normand Baillargeon, Que sait la littérature ? et dans les essais que je prépare en ce moment.

 Dans la création, dans le travail des arts et des lettres, surtout en temps de crise, comme on l’a vu récemment, il y a aussi cette remarquable dignité humaine sans cesse confrontée à la douleur, à l’injustice et au chaos. C’était fascinant de voir à quel point les artistes ont persisté pour garder la création et les arts vivants pendant la pandémie – en eux, et en nous. Nous continuons en nous quelque chose de bien plus grand que nous, chaque répétition, chaque esquisse, chaque moment d’écriture le reprend et le prolonge.

Que représente l’écriture pour vous ?

Beaucoup de paradoxes et de tensions. Une poursuite, un combat, une faim, un désir très mimétique – j’écris parce que j’aime quelque chose qui me dépasse et m’attire irrésistiblement et que j’ai envie d’en faire partie. Écrire, c’est comme lire, mais à l’envers. Il y a aussi des piétinements, des bagarres avec les idées, les phrases et les mots – des bagarres avec le temps, l’agitation et les préoccupations. C’est alors un défi, un jeu, un acharnement pour trouver le chemin, les chemins, l’architectonique, et, en même temps, ou en parallèle, un abandon ou une infinie attention, une sorte de grâce à l’état pur, comme si j’étais le canal de quelque chose de plus grand que moi ; et dans mon abolition comme personne, une forme de paix. Écrire, c’est alors voir, intérieurement, et essayer de transcrire et de transmettre, sans jamais y arriver entièrement, comme l’écrivait Faulkner, ce qui se projette en nous afin que ça soit aussi vibrant et sensible que ce que nous ressentons. C’est aussi une manière de transfigurer les deuils, les peines, les colères et de donner une voix à nos révoltes.  

C’est aussi le paradoxe de la vie sacrifiée à une autre forme de vie. Ça a à voir avec une forme de ‘vie poétique’, une manière de vivre engagée, dont l’écriture devient un aboutissement possible, car cette vie-là pourrait presque par moments se passer d’écriture. Par cela, je veux dire, j’habite une vie poétique intense et immense qui ne sera jamais écrite. Par ailleurs, le temps passé à écrire est un temps d’isolement et d’absence à la vie vécue et aux autres, un temps de sacrifice qui prend parfois l’allure d’une poursuite de vent alors que des êtres de chair et d’os sont là, avec nous, dans une vie qui fuit irrémédiablement, ou encore dans les luttes politiques. C’est parfois aussi une trahison du silence ou de la contemplation qu’autrement on pourrait simplement, si on était plus sage ou plus simple pour laisser simplement resplendir la vie en nous.

Les livres ?

Je suis constamment transformée et éblouie par les livres. La liste pourrait être très très longue et je souffre de devoir choisir (je déteste choisir). Je pourrais facilement dire, au cœur : tout ce que j’ai lu de Milan Kundera, beaucoup de livres de philosophes et de poètes, Rilke, Baudelaire, Rimbaud, Fernando Pessoa, Marina Tsvetaïeva et Vladimir Maïakovski, les écrivains de la nature tout particulièrement en Amérique (Ed Abbey, James Galvin, Thoreau, Rick Bass). Mais il y a quelques livres qui m’ont profondément marquée ces dernières années. Voici ma liste du jour (ce sont aussi des œuvres, pour la plupart, sur lesquelles j’ai écrit ou sur lesquelles j’aimerais bien écrire des essais et dont j’espère qu’elles puissent être accessibles à vos lecteurs)  

Notre besoin de consolation est impossible à rassasier de Stig Dagerman : je suis attachée à ce livre comme à aucun autre, c’est une méditation intime, poétique et philosophie sur une vie dans son combat pour la sauver. Un rappel au pardon nécessaire.

Neige de Orhan Pamuk : un immense roman, remarquable d’intelligence, de finesse et de sensibilité sur le pouvoir, la poésie et notre fragilité profonde. Je n’en dis pas plus, mais c’est le roman qui m’a marquée de la manière la plus forte au cours de la dernière décennie de par sa construction et sa puissance de révélation impitoyable.

Dolce Agonia de Nancy Huston : grand et beau et brillant roman sur le sens de nos vies, sur la finitude, sur l’écriture et sur la tendresse humaine d’une écrivaine dont toutes les œuvres ont compté pour moi. C’est beau et poignant et drôle et intelligent comme sait si bien l’être Nancy Huston !

Le patient anglais de Michael Ondaatje : dans Le Patient anglais, Ondaatje, qui est un immense romancier et un immense poète, explore le territoire de la possession en mêlant une histoire d’amour aux aléas de l’histoire au tournant de la Deuxième Guerre mondiale. Une écriture subtile et forte, une construction brillante qui fait rêver, des thèmes bouleversants.

L’origine des autres de Toni Morrison : mon choc. Ce livre-là, né de conférence donnée par la grande romancière américaine, m’a tellement profondément ébranlée. Comment nous construisons les autres pour les figer, pour en faire du ’non-soi’ ? Mais aussi : À quoi ressemble les vraies rencontres ? Du feu pour la pensée !

Tout Élise Turcotte poète et romancière et essayiste québécoise, et tout particulièrement son recueil de poésie Piano mélancolique . Les villes de papier et toute la trilogie dickinsonienne de Dominique Fortier qui a remporté le prix Femina (essai), ces trois livres sont en tous points remarquables : très libres et originaux sur le plan de la forme tout en demeurant fluides et musicaux, comme des cantates ou des improvisations ! Les villes de papier raconte magnifiquement Emily Dickinson, dans un mélange fin de prose et de poésie ! C’est un livre de lueurs douces qui m’a fait un bien fou !

L’Énigme du retour et Le journal d’un écrivain en pyjama de Dany Laferrière : Laferrière est l’un des écrivains les plus insaisissables et les plus libres que je connaisse et c’est cette liberté qu’il me donne à lire à chaque fois et cette liberté agit alors sur ma propre volonté comme une invitation à voler le feu ! Son roman L’énigme du retour est un pur envoûtement, un petit chef-d’œuvre de finesse qui tisse le mouvement d’une vie au cœur du mouvement de toute vie ! Le Journal d’un écrivain en pyjama est un admirable et inclassable livre sur la création, le roman (ou pas), l’essai (ou pas), le désir, la vie, c’est brillant, jouissif, débridé, déroutant, hilarant ! Rien à voir avec une méthode d’écriture, plutôt un intime et contagieux appel à créer !

Le chemin de l’école de Yvon Rivard : un de mes livres fétiches et un des livres que je voudrais mettre en toutes les mains : enseignants, apprentis professeurs, écrivains, politiciens… parce qu’il porte une des plus belles visions de ce que peut être l’enseignement, l’enfance, l’apprentissage, la transmission qui incorpore des principes propres à l’apprentissage particulier de la lecture et de la création littéraire comme expériences du mystère, de l’émerveillement, du fini et de l’infini mais contenues par le travail de la forme et de la réflexion ! Ce recueil, lumineux et inspirant, contient aussi la fameuse ‘ petite grammaire de la création ’ de Rivard que j’ai placée au cœur de mon propre enseignement de la création littéraire ! Quand un ami me dit qu’il veut écrire mais ne sait pas comment s’y prendre, c’est ce livre que recommande invariablement !

La leçon de Rosalinde de Mustapha Fahmi : comme j’aime cet essai par fragments qui donne à penser et à méditer lentement la vie, la sagesse, l’amour à partir, notamment, de Shakespeare dont Fahmi est un éminent spécialiste ! C’est profond et si élégant et léger en même temps ! 

Parlez-nous des villes que vous avez visitées et qui ont laissé une remarquable trace dans votre parcours artistique.

 J’ai peu écrit sur les villes qui m’ont marquée ou qui m’obsèdent…Je suis surtout captivée par le surgissement du vivant et des espaces naturels qui se donnent plus sincèrement et plus immédiatement à moi que les villes ? Je pourrais penser à Paris et à Bordeaux qui sont mes premiers grands amours, enfant, et que je continue d’aimer follement. Paris, pour moi, c’est un carrousel lumineux, un inépuisable, une soif de retour, un arrachement chaque fois. Je pense à Lisbonne qui m’a éblouie par sa lumière et ses fantômes. J’ai écrit un peu sur l’Italie et la Toscane et sur Florence, je poursuivrais peut-être cette interrogation dans les prochains poèmes ou dans le prochain essai sur la lumière et la couleur… Peut-être qu’il me faudrait séjourner vraiment, habiter un lieu avec du temps à moi pour écrire et pour sentir pour qu’il m’habite assez fort en retour ? Pour l’instant, je me sens souvent sans temps et presque sans lieu toujours à courir….

Top