Le bonheur de l’homme à la bouche édentée

Sa bouche édentée ne reflétait pas son âge. Elle le vieillissait. Son teint gris le rendait fantomatique dans la fumée qui émanait du barbecue artisanal sur lequel les sardines grillaient au feu de charbon de bois. Son fils, gonflé à la limite de l’obésité, besognait à aligner les six sardines sur le grill. Il apprenait par cela à faire écouler, sans pertes, avec célérité et au mieux le poisson, acheté en vrac. Il aidait au service tout en lançant les commandes à sa mère qui, derrière le comptoir, préparait les plats de lentilles, de haricots blancs à la sauce tomate ou de salade à la tomate non épluchée et à l’ognon. Parallèlement, elle faisait la plonge ou s’occuper des« menus à emporter » sollicités par des clients du voisinage.

Celles et ceux qui étaient attablés mangeaient les sardines, tout en évitant de toucher à leur abdomen. Affaire de doigté pour éviter l’amertume du suc digestif et pouvoir dépouiller le poisson de sa chair. La progéniture qui ne savait pas encore le faire, était servie directement avec un morceau de pain. Pudibonderie oblige, celle qui s’occupait ainsi regardait la salle ; alors que la plus jeune était en face d’elle.A travers leurs papotages, on comprend qu’elles sont venues pour visiter le saint patron de la ville, mort depuis le Moyen âge mais dont la sépulture reste encore source d’activités nombreuses et diverses.

Les hommes étaient pour la plupart des tâcherons. Pour la plupart, on devinait les métiers par l’aspect des vêtements et leurs états ; maçons et peintres en bâtiments occupés dans les immeubles qui poussent selon une architecture RME (garages au rez-de-chaussée et appartements aux étages) banalisée à travers le royaume ; mécaniciens dont la noirceur du cambouis sur les mains ne les empêche pas de disséquer la sardine. L’appétit ne manquait pas. La consommation de pains et de piments forts l’indiquait.

Le chef, l’homme à la bouche édentée, ne perdait pas un détail de la salle. Il orientait ainsi le service et, surtout, se faisait payer pour les prestations présentées. Sa tristesse ne le quittait pas malgré l’animation de son commerce.Certes, il le faisait vivre, mais sans vie de famille ;et encore plus, sans possibilités de loisirs ; surtout pendant la période covid où les hammams, là où il pouvait se détendre, étaient fermés. Il parlait de son présent en se référant à son occupation tout en remerciant le Créateur ; « la pestilence, la fatigue, l’abattement et la défiance envers l’avenir ». Mais pour les enfants, il faut bien tenir.

Marginal par son entreprise, il essaye de sortir de l’informel qui lui semble la seule manière de « rester debout ». Le garage s’est transformé en snack avec une enseigne et une structure qui tient le pavé pour ne pas dire le trottoir, domaine public ? Cela aussi a un prix et constitue un motif permanent de préoccupation.

La compréhension de l’environnement de proximité, eu égard aux nuisances évidentes ou probables, montre que son action est reconnue d’utilité publique par les riverains. Car, à défaut, que va-t-il faire dans une ville qui s’appauvrit en urbanité de plus en plus. Se colmater du réel par la drogue et chercher à s’affirmer dans la délinquance ? Même le fleuve qui borde ses remparts n’arrive plus à trouver son chemin vers la mer et se transforme en marécage nauséabond, fait-on remarquer. Les murs tombent et les hommes ne sont plus soutenus dans la quête de l’ascenseur social.

C’est étonnant ce que lenombre des turfistes a augmenté dans la ville. Faute de foot, les télés transmettent les courses et les paris se règlent séance tenante. Que des tocards !Les hommes, qui sont bien moins logés que les chevaux sur lesquels ils misent, discutent de la possibilité d’un gain salvateur en arguant des performances et du pedigree de chaque canasson. Le numérique a fait des progrès dans ce cadre beaucoup plus que pour l’éducation à distance.

La collectivité et ses édiles divergent entre le statuquo et la réforme. Comme cette dernière nécessite un effort de tous, la paresse (mère de tous les vices) l’emporte ; et le statuquo continue à encombrer la ville par la déchéance.La polémique gonfle et la rhétorique anime la jeunesse dans ses positionnements partisans instables et électoralistes. L’excellence existe ; mais rapidement, elle choisit l’exode vers d’autres espaces plus favorables à son épanouissement. L’appauvrissement de l’élite locale la pousse beaucoup plus vers la concupiscence, la pratique des passe-droits et le clientélisme que vers la mobilisation des forces vives présentes pour améliore le vivre ensemble et son environnement.

La réussite du développement national, au-delà des réalisations probables concernant la politique sociale dans tous ses aspects, la réforme fiscale, l’investissement productif, la consolidation du système éducatif et de la formation ainsi que celui de la santé publique, la mise en œuvre d’une politique culturelle de masse émancipatrice et progressiste …etc. ; cette réussite dépend aussi dans la mise en œuvre d’un processus socioéconomique local qui répond aux besoins de ces ménages qui subsistent dans des espaces urbains qui se dégradent.La régionalisation ne doit pas devenir une miniature de la centralisation et de la concentration dont souffre l’organisation territoriale du royaume. Et si la ville attire, elle est un milieu de vie dont la périurbanisation selon le modèle RME précité et l’étalement ne peuvent que la disqualifier si le souci du patrimoine est absent, l’attractivité de ses noyaux affaiblie et les aménités de sa population diminuées autant qu’elle souffre du besoin.

Le bonheur de l’homme à la bouche édentée est à portée de mains. Il suffit de le vouloir et d’agir pour entrainer son adhésion et celle de ses semblables à la consolidation du processus démocratique et à l’édification d’un Maroc moderne, fort et émergeant.

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