Le désir et le système

«On échoue toujours à parler de ce que l’on aime»

Roland Barthes

La notion d’auteur est l’une des notions les plus problématiques, surtout quand elle est transposée dans le champ théorique du cinéma. Il faut bien préciser, en effet, qu’il s’agit d’un concept «importé», venu de l’extérieur du champ cinématographique. «Auteur» émane d’une autre sphère, celle de la littérature et du théâtre. Le concept a été utilisé/emprunté dans le sillage de la campagne menée à un certain moment de l’histoire du cinéma par des défenseurs du nouveau mode d’expression dans le but de combler ce qui leur semblait relever d’un déficit de légitimité culturelle. En parlant du cinéaste comme auteur, on emprunte le métalangage de la littérature pour permettre au cinéma d’accéder ainsi au statut des formes consacrées par la tradition culturelle : le roman, le théâtre…

La notion d’auteur  est certainement aussi l’une des plus opératoires en termes de production de discours. Elle a favorisé des débats et des polémiques. Elle a permis de défendre une façon de faire le cinéma, de parler le cinéma qui a marqué toute une époque.

Opératoire donc pendant longtemps, mais la notion est-elle toujours opérationnelle pour aborder la nouvelle réalité du cinéma dans sa triple dimension géographique, économique et technique ?

Peut-être que l’arrivée des nouvelles technologies de tournage autour et à partir de la révolution numérique va-t-elle donner à la notion d’auteur une nouvelle définition, pratiquement au sens où l’on parle de définition pour les images. L’élasticité sémantique d’origine va connaître avec les caméras DV et les outils de montage à domicile une nouvelle extension allant dans le sens de retrouver la notion d’auteur tombée non seulement dans le domaine publique mais relevée pratiquement de la sphère privée puisque quelque part, nous serons tous des auteurs de films, à partir du film familial, du caméscope du Smartphone : déjà la télévision a anticipé cette nouvelle réalité avec les appels d’offre aux images privées dont certaines jouissent d’une nouvelle légitimité en accédant au statut de news dans le cadre du j.t sous le sigle «images d’amateur» : images de catastrophes, de faits divers… «Volées» à partir d’un point de vue, appelons-le faute de mieux, domestique.

Un bouleversement de nature historique qui arrive au moment même où la notion manque de sens définitivement stabilisé. Qui est l’auteur du film ? La question semblerait incongrue du point de vue d’une tradition cinéphilique qui place le réalisateur au cœur du dispositif cinématographique. C’est la tradition de la politique des auteurs consacrée en France par exemple par Les Cahiers du cinéma et qui a constitué l’un des leviers théoriques ayant favorisé l’émergence de La Nouvelle vague.

François Truffaut écrivait déjà que « la question de savoir qui est le véritable auteur d’un film ne se pose pas d’une façon impérieuse : il y a des films de metteurs en scène, des films de scénaristes, des films d’opérateurs, des films de vedettes. Dans l’absolu, on peut considérer que l’auteur d’un film est le metteur en scène, et lui seul, même s’il n’a pas écrit une ligne de scénario, s’il n’a pas dirigé les acteurs et s’il n’a pas choisi les angles de prises de vues. Bon ou mauvais, un film ressemble toujours à celui qui en signe la réalisation». Truffaut revendique le concept de «caméra-stylo» d’Alexandre Astruc. Au même titre qu’un écrivain, le cinéaste se doit d’exprimer un point de vue personnel : «Le film de demain m’apparaît donc plus personnel encore qu’un roman, individuel et autobiographique comme une confession ou comme un journal intime. (…) Le film de demain sera un acte d’amour».

Cela va se traduire par un vrai programme, au sens politique du mot ; puisqu’il s’agira de l’acte de naissance de la politique des auteurs. Quels sont les grands principes qui permettaient de s’inscrire dans cette perspective ? Une rapide rétrospective est utile non seulement pour nous rafraîchir la mémoire en termes de concepts et de pratiques aussi pour nous aider à cerner la problématique aujourd’hui et à la circonscrire.

1) D’abord dans le sillage de la citation de Truffaut, un cinéma d’auteur revendique l’expression « d’univers personnel ». Il s’inscrit dans la logique de dire par les images, de filmer l’univers du moi. En se référant à la théorie de la fonction du langage de Jakobson, nous sommes ici au niveau de la fonction expressive, celle qui se situe du côté du  je», à gauche du célèbre axe communicatif. De là à parler du cinéma de l’autobiographie, il n’y a qu’un pas que plusieurs cinéastes n’ont pas hésité à franchir. La référence demeure encore une fois Truffaut avec en particulier les 400 coups. Godard filme la femme qu’il aime (Anna Karina) dans «Le Petit Soldat», «Une femme est une femme», «Vivre sa vie», «Pierrot le fou»… Rivette et Rohmer filment un lieu qu’ils connaissent bien : Paris, respectivement dans Paris nous appartient et Le Signe du Lion. Chabrol s’installe dans le village de son adolescence dans Le Beau Serge, Demy filme Nantes, sa ville natale, dans Lola.

Mais nous disposons déjà d’un critère qui peut nous aider à dégager un auteur du sud, je pense à Chahine dont la dimension autobiographique a déterminé une partie essentielle de sa filmographie (voir Alexandrie – New York qui est venu compléter sa trilogie ouverte par Hadouta misrya).

2) Ce retour sur des milieux que l’on connaît bien s’explique par le refus de l’artifice et le souci  de l’authenticité. La part  documentaire est très forte. D’ailleurs, c’est un cinéma qui joue délibérément sur une confusion fiction / documentaire à travers plusieurs niveaux de la réalisation, à commencer par le recours aux décors réels, une nouvelle conception du casting avec une ouverture sur de nouveaux visages voire le recours aux non professionnels et l’utilisation, le cas échéant, en contre emploi des noms confirmés. J.-L. Goddard parle du film comme documentaire sur les comédiens. J’aimerais aussi citer un nom qui a lancé cette voie, c’est Jean Rouch (que nous venons  de perdre cette année). Un autre paramètre mobilisé au service de la quête de l’authenticité par les auteurs, les dialogues : capter des images réelles se traduit aussi par le recours au parler des gens. Un film marocain de la fin des années 70 est une illustration pratique de ce programme, je pense en effet à Al Yam, Al Yam (Ô les jours) de Maanouni.

3) Autre aspect important, on n’écrit plus les films de la même manière. Le cinéma d’auteur s’est forgé une dramaturgie spécifique qui dynamite le schéma classique de l’intérieur, le déconstruit à travers une intrigue minimale (il s’agit souvent de sujet relevant de l’intime, ou du micro social…) ; une logique spatio-temporelle neutralisant la transparence du récit canonique : dilatation du plan ; ellipse ; montage intellectuel (la référence aujourd’hui, c’est tout le nouveau cinéma iranien)…

4) Je peux ajouter également que c’est un cinéma qui joue beaucoup sur l’intertextualité : un film d’auteur offre un plaisir au cinéphile, celui de partir à la recherche des clins d’œil et des citations filmiques, y compris ce qui relève de l’autocitation. Des cinéastes aiment renvoyer à des images ou à des figures itératives ; on peut parler de figures obsessionnelles…

5) C’est enfin un cinéma de point de vue, qui témoigne sur une réalité, une époque donnée. «Le travelling est affaire de morale», Godard de nouveau.

je conclurai ce rapide détour théorique par citer un autre grand cinéaste, issu d’une autre tradition cinéphilique, italienne cette fois, qui exprime, à partir de son expérience, cette revendication d’expression personnelle par la caméra : «c’est en voyant Rossellini au travail que j’ai cru découvrir  pour la première fois qu’il était possible de faire du cinéma dans le même rapport intime, direct immédiat avec lequel un écrivain écrit ou un peintre peint».

Mohammed Bakrim

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