Le «droit à la personnalité» est-il un «droit de l’Homme»?

A l’aune de l’universalisation de la protection de la vie privée et des données personnelles, on est donc à la recherche d’instruments de droit international pour (ré) adapter le «droit à la vie privée» à la nouvelle médiasphère désormais élargie à un périmètre planétaire et aux effets et impacts tout aussi transfrontaliers, transculturels, transcivilisationnels.

Partout, des interrogations agitent les spécialistes en le domaine, notamment au niveau des Nations Unies et plus particulièrement le Haut-Commissariat aux Droits de l’Homme… Quels nouveaux mécanismes seront nécessaires pour la protection de la vie privée dans un monde peuplé de «robots sociaux? Un robot d’algorithmes peut-il enfreindre la vie privée s’il n’y a pas d’intervention ou de surveillance humaine ? Comment un régime spécial pour les «donnéessensibles» (genre, origine ethnique, religion) contribue-t-il à réduire le biais illégal ? Comment le «droit de ne pas être soumis à des décisions automatisées» et le «droit à une explication» survivent dans un environnement saturé d’algorithmes ?…

Il est évident que ces interrogations, si elles tentent de cerner la grande question «que faire ?», elles tendent, in fine, à promouvoir ou, au moins, à dessiner de nouveaux contours, une meilleure compréhension du principe de droit international qu’est la protection de la vie privée. De même qu’il est évident, comme en témoignent les nombreuses contributions versées dans ce processus depuis son déclenchement en 1990, que toutes les approches adoptées par le passé, comme celles en gestation ou en construction, qui se veulent nouvelles ou mieux adaptées à notre nouveau monde virtuel, s’adossent à la dimension de l’éthique du journalisme, de la communication, des médias.Inévitable adossement tant le droit au respect de la vie privée est en «confrontation frontale» avec la liberté d’expression, raison d’être et de vie des médias, comme le confirment nombre d’auteurs et d’experts (Eric Ronde, Emmanuel Derieux, P. J. Brunet, H. Pigeat, J.E. Naji, G. Muhlmann…).

En fondant, dès le départ, la réflexion sur ce droit «habilitant et facilitateur», sur l’éthique des médias, elle-même arrimée aux valeurs et droits humains universels, on se place résolument du côté de la personne humaine, de l’usager des médias, du citoyen en démocratie. Or, force est de constater que nombre de textes et de recommandations, y compris d’organisations du système onusien, semblent donner l’élan de leurs réflexions à partir de l’industrie, de la technologie, du fabricant, de l’exploitant ou fournisseur. Et le plus souvent, en mettant en scène, ou en avant-scène, l’industriel face à l’Etat, aux pouvoirs publics, instances de régulation comprises.

L’équation vraie : le citoyen face aux pouvoirs

L’examen, quelque peu sémiologique, de tels textes, démontre souvent que l’équation citoyen face à l’industriel, citoyen/usager face à l’Etat, aux différents secteurs de pouvoirs (politique, économique, technologique…) est rarement explicite. Elle est généralement sous-entendue ou, en tout cas, non placée comme centrale dans la démonstration ou la recommandation. C’est dans ce sens que la proposition d’un « droit à la personnalité » semble pouvoir rétablir les énoncés de l’équation, d’un point de vue des droits de la personne et de sa dignité, indépendamment des enjeux et conquêtes présents et futurs du génie humain, en matière de technologies de la communication, de gouvernance, de régulation. L’enjeu majeur est l’Homme en quête, pour sa survie et sa dignité dans les deux mondes, l’historique et le virtuel, d’un «humanisme numérique». C’est à ce niveau, qui peut paraitre quelque peu utopique (l’utopie n’est-elle pas aiguillon nécessaire ?!) que le débat doit se placer.

Mais avec cette remarque que la dimension de la contextualisation ne doit pas être vite soldée au prétexte- valable avant tout- qu’on est toujours à la recherche de l’universalité promue par le socle des droits de l’Homme et le credo démocratique générateur de libertés, de paix et d’un «vivre ensemble» qui soit respectueux de la dignité, de la «personnalité» de chacun et de chacune.La diversité des contextes (politiques, médiatiques, technologiques, culturels…) peut poser problème quant à l’interprétation des mots d’un contexte à un autre… En arabe, comme en français et en anglais, le mot allemand «Persönlichkeitsrcht» («droit la personnalité»), inscrit dans la constitution allemande,se traduit par «Droits personnels». Par référence au monde arabo-musulman la liste de tels droits s’étalerait sur plusieurs registres, les séculiers comme les non séculiers !

A l’occasion d’une conférence de la région Europe, organisée en septembre 2007, à Strasbourg, par la Commission française pour l’UNESCO, en coopération avec l’UNESCO et le Conseil de l’Europe, Lorna WOOD (du centre des droits de l’Homme de l’Université de l’ESSEX-UK), s’arrêtait sur cette question de l’interprétation différente des mêmes mots («a comman vocabulary, but different interpretations ?»), en s’interrogeant : «la protection des données personnelles est-elle incluse dans la vie privée ou en est-elle séparée ?» ; «la protection des données personnelles est-elle un droit de l’Homme ? »

Retenant qu’il est de plus en plus urgent de pouvoir «parvenir à des arrangements communs sur l’équilibre entre vie privée et protection des données personnelles et les autres intérêts», L. Woods en arrive à admettre qu’il a été reconnu que les valeurs et droits existants que les Européens cherchent à protéger ne sont pas tous universellement acceptés.

Néanmoins, malgré la variété des conceptions et des nuances contextualisées qu’on serait obligé parfois à coller aux mots et aux concepts qu’ils tentent de définir, il demeure qu’il y a une unanimité sur l’importance effective de « la pression des usagers qui pourrait contrebalancer celle exercée par les politiques et industries (…) les usagers devraient être formés aux droits dont ils bénéficient de manière à pouvoir les invoquer, réclamer leur applications ou choisir des fournisseurs qui les respectent».

Mettre au centre de la réflexion ce que doit et peut l’usager pour protéger lui-même sa vie privée, ses données personnelles, sa «personnalité» (ou «droits personnels»), augmente considérablement la pesanteur du contexte. Cela interpelle directement la situation de l’usager dans sa médiasphère locale, sa place et son habilitation et capabilités dans son agora locale (en termes de droits humains et libertés démocratiques fondamentales), dans ses capacités d’apprentissage et de connaissance des outils et pratiques des médias et leurs extensions sociales ou sociétales etc…

Si, par exemple, il est essentiel de retenir comme référence de cap à tenir la convention européenne (STE N° 108), qui promeut ce droit, à laquelle adhère, par exemple, le Maroc (sans l’avoir encore ratifiée), il est quand même indispensable d’interroger la situation informationnelle et communicationnelle de l’environnement institutionnel et politique où vit l’usager dans ce type de contexte.

Un droit basique : le droit d’accès à l’information

r, il est quelque peu hasardeux, voire insensé, que de parier sur une effective et qualitative protection de ce droit dans un environnement où le basique « droit d’accès à l’information » est absent ou déficitaire dans une société, l’Etat en tête.

Dans son projet de « principes directeurs pour le développement et la promotion de l’information du domaine public gouvernemental (2004), l’UNESCO souligne que «l’un des buts suprêmes de toute société est de rendre chacun de ses membres, maître de son destin en lui donnant les moyens d’accéder à l’information et aux connaissances et de les utiliser, et ce, en vertu des droits fondamentaux, à la liberté d’expression et de participation à la vie culturelle et aux progrès scientifiques».

Question quelque peu naïve : comment imaginer l’intégrité d’une «personnalité» – dans une démocratie- sans accès à l’information d’intérêt public, sans accès à la participation à la vie culturelle et scientifique de sa communauté ?

Dans des contextes fort déficitaires en le domaine, situation quasi-générale dans la région MENA (Maghreb et Machrek), où le droit à l’information n’est pas encore reconnu et protégé par un texte de loi, le membre de la communauté nationale est davantage un sujet qu’un citoyen. Comment alors admettre ce paradoxe : l’individu est sans droit à l’information (et donc sans statut de citoyen comme l’exige la démocratie) alors qu’il est livré à toutes les intrusions dans sa vie privée depuis les violations d’ordre éthique des médias traditionnels, jusqu’aux algorithmes, le profilage du marketing de contenus et d’autres types de marchandisation de nos intimes informations et données… ?! Comment prétendre protéger un nouveau territoire, celui du «droit à la personnalité», quand le territoire d’origine ou «de naissance» est banni et bâillonné : celui du droit à l’information et la libre expression qu’il supporte, avec, en plus, les indispensables voies de recours requises en cas de non jouissance de ce droit ?!

Ceci, en bref, nous amène à admettre comme préalable à réaliser : l’effectivité d’un droit d’accès à l’information pour tout citoyen (et pas seulement pour le journaliste, bien évidement). Sans ce droit, non seulement la confiance du citoyen en le système global de sa médiasphère et les mécanismes de protection et de régulation qui en découleraient serait absente, mais aussi, le droit à la vie privée et à la personnalité deviendrait une fin en soi et non un droit qui promeut d’autres droits, comme le droit universel à l’information justement. Une situation à méditer quand on veut bien comprendre les contextes, notamment en Afrique et dans la région MENA. Par conséquent, dans ces contextes, il faut aussi retenir que la cause de la promotion des libertés et des droits fondamentaux de l’Homme est à mener à la fois dans le monde réel (ou historique) et dans le monde virtuel. Tout décalage, entre les deux, est source de conflits, de régression des droits, de crispations d’ordre politique ou même identitaire fort préjudiciables pour l’avenir de la démocratisation de l’Etat, de la société et de la médiasphère dans ces pays.

A la tête de l’agenda sur le continent africain et dans la région MENA, une cause au double attelage donc : le droit d’accès à l’information et le droit à la vie privée et à la protection des données personnelles (ou « droit à la personnalité »). La dialectique –ou interactivité- entre ces deux droits humains fondamentaux est illustrée amplement dans la vie quotidienne de ces peuples, plus infantilisés que jamais par le 2ème monde, le virtuel, qui les rend plus vulnérables, comme un enfant comparativement à un adulte.

Il serait d’ailleurs symptomatique et symbolique, dans ces contextes, de faire référence à l’article 16 de la convention internationale relative aux droits de l’enfant plutôt qu’à l’article 12 de la déclaration universelle des Droits de l’Homme et du citoyen qui, pourtant, porte le même énoncé. Approchons l’adulte, en quelque sorte, sur ces deux droits, par l’approche qu’on réserve à l’enfant, plus démuni en moyens de défense et de protection que l’adulte. Dans le texte, les deux articles (12 pour l’une et 16 pour l’autre) stipulent, respectivement : «L’enfant a le droit d’être protégé contre toute immixtion dans sa vie privée, sa famille, son domicile et sa correspondance, et contre les atteintes illégales à son honneur» (article 16) ; «Nul ne sera l’objet d’immixtions arbitraires dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, ni d’atteintes à son honneur et à sa réputation. Toute personne a droit à la protection de la loi contre de telles immixtions ou de telles atteintes».

Jamal Eddine Naji

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