Le lieu de soi: Un roman qui fait parler le silence

M’hammed Mellouki, Le lieu de soi. Rabat : Éditions Marsam, 2019

Par Tijania Fertat

L’enfant assiégé

Dans L’enfant assiégé, la première partie du roman concernée par cette note critique, Fadi le narrateur qui n’est autre que l’auteur lui-même mène une quête pour trouver un apaisement à son âme tourmentée.

Fadi est un homme qui a réussi sur le plan social et professionnel, mais souffre d’un mal-être qui l’empêche de goûter aux joies de la vie. Il avait trouvé vingt ans plus tôt refuge au Canada croyant pouvoir se défaire de son passé gros de souffrance. En vain. Il décide donc de faire un retour au Maroc, son pays d’origine, dans l’espoir de trouver une explication à «des tonnes de souvenirs acides, de pensées négatives, de sentiments corrosifs…» qu’il traîne en lui depuis son plus jeune âge.

Au long des péripéties de ce voyage, l’auteur nous livre une fine analyse d’une société où se côtoient tradition et modernité, religion et obscurantisme, pauvreté et analphabétisme, un pays où pendant que la majorité des citoyens souffre l’injustice, la faim et la maladie, une petite minorité se la coule douce peu soucieuse de l’infamie qui frappe les plus démunis, un système politique qui réprime la liberté d’opinion et craint le pouvoir de la raison.

Dans cette quête rien n’est laissé au hasard. Les moindres détails, les souvenirs les plus infimes, les personnes que Fadi a connues, aimées ou détestées, les lieux qu’il a fréquentés, le monde onirique avec ses symboles, son hermétisme, tout est analysé et prend un sens une fois placé dans le puzzle d’une vie meurtrie par la violence sous ses formes les plus dégradantes et par le déni. Il s’évertue à tout passer sous l’œil vigilant et savant de Fadi l’adulte qui possède les outils intellectuels lui permettant de se saisir de «La nature du venin qui lui empoisonne la vie».

Dans cette recherche minutieuse, Fadi nous plonge dans une autre réalité souterraine dont personne ne parle. Celle qu’on blanchit en gardant le silence, fermant les yeux ou détournant le regard. Il nous entraîne dans le monde terrifiant dans lequel vivent des enfants soumis à la brutalité et à la perversion des hommes. Deux éléments constituent la trame de fond des deux parties du roman.

Fadi ne se rappelle pas un jour de son enfance où il n’a pas été battu par son père. «Un dressage» à l’obéissance qui laisse ses traces sur le corps et sur l’âme. Une peur permanente qui s’incruste dans son cœur, ligote sa parole et marque à jamais sa personnalité. Malgré la haine qu’il voue à son père, Fadi a réalisé le «désir» obsessionnel de ce dernier qui voulait coûte que coûte que son fils fasse des études et accomplisse son rêve. Chose inimaginable pour un enfant qui a vécu la misère extrême.

De ce père Fadi retiendra l’image d’un tyran aux idées arrêtées. Il est vrai que comme le dit Jean d’Ormesson, «il y a quelque chose de plus fort que la mort, c’est la présence des absents dans la mémoire des présents». Fadi ne se souvient pas de son père, il est hanté par lui. Notre mémoire sélectionne les bons souvenirs qui nous rappellent nos morts. Dans le cas de Fadi, le père vit en lui et le persécute même dans ses rêves. Le père est lié dans ses souvenirs à cette main qui s’abat sur lui, au solide rameau d’olivier, à une corde mouillée ou tout autre objet qui pouvait servir à punir un enfant sans défense.

Frapper un enfant pour le corriger faisait partie de la vision que les anciens avaient de l’éducation. Ne dit-on pas que le bâton est sorti du paradis? Mais un père qui n’a pas vu ou su deviner la détresse de son fils ni essuyer ses larmes d’enfant écorché vif, dépasse tout entendement.

Fadi a connu l’expérience la plus scandaleuse qui puisse arriver à un enfant: des abus sexuels répétés perpétrés par le fkih et les élèves plus âgés de l’école coranique et même en famille par un cousin. Parce qu’illicite, renvoyant à la dépravation de l’agresseur tout en qualifiant l’humiliation que subit la victime, l’acte pédophile est relégué au domine du secret et du honteux.

Une autre forme de pédophilie institutionnalisée révolte l’auteur. Celle que subissent Fadéla sa sœur et Chama sa tante mariées très jeunes à des hommes beaucoup plus âgés qu’elles. Des fillettes qui ne savaient rien de l’institution maritale et n’avaient aucune idée des attentes des hommes à leur endroit. Des fillettes qui durent faire un passage brutal et traumatisant à la vie d’adulte. Elles se refusèrent autant qu’elles purent mais finirent par capituler devant les assauts nocturnes, les coups et les chantages orchestrés.

Le roman de Mellouki est une œuvre grave et bouleversante où s’alternent les moments de grande violence et les éclaircies d’une infinie tendresse. Le lecteur y est tenu en haleine du début à la fin. Avec des mots justes et forts l’auteur nous donne accès à ses secrets les plus intimes et laisse s’exprimer des émotions qu’on n’envisage même pas d’avouer à soi-même. L’enfant assiégé étale au grand jour des crimes rarement punis auxquels sont exposés des enfants sans défense au Maroc.

L’âme de Fadi se trouve-elle apaisée à ce stade de sa quête ? L’histoire se poursuit dans Le chant de la huppe.

(À suivre…)

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