Le public veut voir ce qu’on cherche à lui cacher

Olivier Barlot, critique de cinéma

inter

Albayane : Quel regard portes-tu sur cette édition des JCC et quelles sont les grandes tendances qui ont marqué les films de la compétition officielle ?

Olivier Barlot : Au-delà de la diversité des films et des origines, dans un espace aussi large que l’Afrique et le Proche et Moyen Orient, ce qui frappe c’est la qualité globale : aucun film n’est indifférent. Certains, comme Al Tarik de la Libanaise Rana Salem ou Things of the Aimless Wanderer du Rwandais Kivu Ruhorahoza retravaillent les traumatismes historiques, à travers des propositions de cinéma originales, intenses, étranges, qui s’ouvrent autant à la réflexion qu’à la méditation. Madame Courage de l’Algérien Merzak Allouache ou dans un tout autre registre esthétique Necktie Youth du Sud-Africain Sibs Shongwe rendent compte des pertes de repères de la jeunesse. Cette même jeunesse est amenée dans A peine j’ouvre les yeux de la Tunisienne Leyla Bouzid à se confronter à la dureté de la dictature pour trouver ses marques en rapport avec la génération de ses parents. Dans Letter to the King de l’Irakien Hisham Zaman, des réfugiés essayent de trouver leur marque dans leur pays d’accueil. Les prostituées de Much Loved du Marocain Nabil Ayouch ne savent à quel saint se vouer, pas plus que les femmes du salon de coiffure de Dégradé des Palestiniens Tarzan et Arab Nasser. Au fond, tous ces personnages sont des funambules dans un monde en rapide transformation où le passé n’éclaire plus l’avenir, et il faudra bien qu’ils gèrent l’incertitude, jusqu’à en faire une arme pour leur propre devenir. Il y a là une leçon pour un monde angoissé de son avenir par l’insécurité et la mondialisation qui remet en cause les héritages et les racines. C’est en cela que ces films ont pour commun programme de s’appuyer sur la conscience de sa fragilité pour se forger un nouveau positionnement qui met de côté le désenchantement qui a si longtemps marqué les cinémas arabes et fait de son apprivoisement du doute une force et un courage.

Tu as animé un débat sur les festivals de cinéma africains, notamment les JCC et le FESPACO. Quels rôles peuvent-ils jouer à l’heure des grandes mutations qui traversent le cinéma en Afrique (les modes de production, les salles, la diaspora…)

Un grand festival de cinéma est, avec une bonne école de cinéma et une bonne revue critique, une des trois pièces maîtresses pour développer une cinématographie nationale. On voit à quel point la Tunisie comme le Burkina ont profité de la présence de ces festivals sur leur sol, non seulement pour la création locale mais aussi en termes de diplomatie culturelle. Ces petits pays ont pu, grâce à ces événements cinématographiques et les cinéastes dont ils ont facilité l’émergence et la visibilité pu atteindre une certaine aura mondiale, voire rassurer les investisseurs par une image culturelle apaisée ! Mais ces festivals n’ont existé et n’existent que par leur public face aux grandes machines festivalières des autres continents. Ce public y trouve de quoi prendre conscience et réfléchir : est-ce un hasard si c’est dans ces pays que se sont déroulées les révolutions les plus importantes des dernières années pour la démocratie en Afrique ?

Ces festivals jouent ainsi un rôle très large. Alors que les JCC réussissent la délicate alchimie d’accompagner les recherches esthétiques tout en restant proche de leur public, c’est-à-dire à soutenir la création tout en maintenant l’attirance pour le cinéma, le Fespaco a depuis quelques années tourné le dos à son public en augmentant drastiquement le prix des places et en mettant un tapis rouge plutôt que de maintenir les séances gratuites en plein air qui drainaient de grandes foules. Il se met ainsi en danger et le fossé risque de se creuser maintenant que les JCC sont annuels. L’enjeu est de savoir comment le Fespaco peut comme les JCC soutenir le cinéma d’auteur qui ne se résout plus qu’à quelques noms en Afrique noire : cela ne peut passer que par la formation des jeunes, avec des espaces de réflexion et la mise en avant de leurs travaux, en lien avec les écoles de cinéma africaines.

Tu as vu des films marocains ici à Carthage. Quels sont ceux qui ont attiré l’attention et quelle lecture fais-tu du film Much loved et de sa programmation à Carthage ?

Je ne suis pas un grand fan de Much loved, je l’ai écrit dans mon article sur Cannes. On est loin de la dignité offerte aux prostituées dans L’Apollonide : souvenirs de la maison close de Bertrand Bonello par exemple. Le cinéma de Nabil Ayouch, même dans l’approche documentaire de Much Loved, aime le spectaculaire. Une distance s’inscrit qui ne rend pas compte des tentatives de ces femmes de sortir de leur condition, qu’elles soient possibles ou non. C’est un cinéma désespérant qui croit qu’en dressant un constat, on va contribuer à changer les choses. On voit bien que c’est l’inverse qui se passe : dénoncer implique vite de forcer le trait et ne tient pas compte des résistances à l’œuvre. Pour que le spectateur prenne confiance dans sa capacité à transformer l’état des choses, il faut que le cinéma lui offre des figures de courage, pas seulement des blessures. Cependant, c’est dans les festivals que ce film provocateur peut passer dans les pays où sa sortie est difficile. Toute censure est contre-productive et on a bien vu aux JCC combien le public veut voir ce qu’on cherche à lui cacher. Le piratage fera le reste !

Je ne suis pas non plus très séduit par L’Orchestre des aveugles de Mohamed Mouftakir : le film me semble se perdre en circonvolutions au lieu de s’attacher seulement au regard de l’enfant. Il est en outre très académique, un peu trop tire-larmes. Il me semble aussi qu’il tourne de façon trop consensuelle la page sur les années Hassan II, alors que d’autres cinéastes se sont posés et se posent encore la question de la mémoire historique, car si on ne regarde pas en face son Histoire, on est condamné à la recommencer.

Mais cela ne résume pas le cinéma marocain qui, notamment avec Leïla Kilani et Faouzi Bensaïdi nous offre de très beaux moments de cinéma et des films, longs mais aussi courts et documentaires, d’une grande pertinence pour le temps présent.

Propos recueillis à Tunis M. Bakrim

Top