Le reportage comme exercice sociologique

C’est à lire : Au rythme du monde d’Edgar Morin

On ne présente plus Edgar Morin, notamment pour les lecteurs marocains…on peut dire en effet, non sans un brin de fierté, que le célèbre sociologue et philosophe français est un peu aussi marocain. D’amour et d’adoption…et aussi de travail. En juillet dernier, il a présidé le jury du sympathique festival du cinéma africain de Khouribga.

Comme il a présidé il y a quelques années, le jury du festival national du film (2012) de Tanger. C’est aussi un visage familier du festival de Marrakech où souvent ses lecteurs qui le reconnaissent avec ravissement,  n’hésitent pas à l’aborder dans les vastes espaces du palais du congrès et entre deux films, pour le saluer, prendre une photo avec lui…Marrakech où il aime aussi venir travailler comme ce fut le cas lors de son célèbre entretien avec Tariq Ramadan. Entretien édité en livre, «  Au péril des idées ».

Dans un bel et émouvant entretien avec son amie, sa compagne, Sabah Abouessalam (sociologue marocaine), il dit et explique ce rapport au Maroc : «Cela est une conséquence de notre rencontre et de notre communauté de vues. J’ai appris avec toi un autre Maroc : celui des villes bidonvilles, de la pauvreté du grand nombre, de la politique, de la vie associative, mais aussi le Maroc de l’ouverture et de la tolérance. J’ai appris de tes expériences et de tes études sur la pauvreté urbaine ce qui est invisible au regard occidental : que la solidarité et l’entraide empêchent les populations pauvres, dépourvues de toute aide sociale, de sombrer dans la misère, et en quelque sorte les vertus créatrices des populations pauvres. Tu m’as enseigné à regarder la ville d’un regard neuf et à considérer le problème de la gouvernance urbaine dans sa complexité. Grâce à ton accompagnement, mon intérêt pour le Maroc, de plus en plus profond, m’est également devenu de plus en plus nécessaire».

Considéré à juste titre comme l’un des plus grands intellectuels du monde, Edgar Morin continue à donner à cette fonction (un métier ?) ses lettres de noblesses en maintenant vive la grande tradition de l’intervention publique autour des grandes problématiques qui traversent et interpellent le champ social. Certes, il y est tout disposé, spontanément si j’ose dire, de par son parcours,  sa formation, son engagement à saisir les phénomènes et à les inscrire dans une perspective théorique et intellectuelle ; ses ouvrages sont fondateurs d’une démarche  conceptuelle cohérente. Mais l’avantage avec Edgar Morin est que ses interventions ne se réduisent pas à une posture académique ; à des analyses de laboratoire…elles sont souvent produites à chaud, dans le feu de l’actualité ; il est en quelque sorte le précurseur d’un genre discursif  spécifique : le reportage sociologique. C’est-à-dire la capacité de produire des textes de consistance théorique sur des événements qui alimentent l’actualité. Il met ainsi sa boîte à outil théorique au service du décryptage de l’actualité. Dans son livre Au rythme du monde, (réédité en format poche et réactualisé en septembre 2015), il nous donne une brillante illustration d’un exercice sociologique grandeur nature. C’est un recueil d’articles publiés dans le journal le Monde entre 1960 et 2015 ; une ouverture avec un article sur le phénomène des stars et une clôture sur l’attentat à Charlie Hebdo.

Chaque fois, il s’agit d’aller à la quête du sens, de remettre les choses en place et en perspective. Avec perspicacité, lucidité. Comme cette belle formule en plein drame terroriste «notre émotion ne doit pas paralyser notre raison, et notre raison ne doit pas atténuer notre émotion».

Ce genre d’exercice, passionnant du côté de son producteur qui lui permet de procéder à une « sociologie au présent », et tonique pour son lecteur qui lui permet de prendre une distance avec les faits pour leur donner leur consistance sociale e sociétale, dénote de la part d’Edgard Morin d’un grand courage intellectuel car il se jette dans le tourbillon sans autre moyen de protection que son intelligence, son flair et sa lucidité ; on peut parler chez lui d’une réelle une prise de risque. Dans ce sens, ses textes sur Mai 68, écrits pratiquement « on live », sont d’une richesse, d’une profondeur théorique qui font honneur à l’engagement intellectuel.

Mohammed Bakrim

Top