Le spectateur et le visiteur

Mohammed Bakrim

Dans le cadre de la biennale des Arts de Rabat, je suis invité à animer le débat avec Tala Hadid autour de son film, Tigmi n’igrane. Le cinéma au musée Mohammed VI ? Drôle d’endroit pour une rencontre ! que fait le cinéma au musée ? Que peut apporter l’expérience muséale à l’expérience du film?

Quand le film va au musée, cela dénote une certaine consécration. Le musée n’est pas un lieu quelconque ; il est marqué d’emblée par une forte charge symbolique et jouit d’une légitimité qui le distingue de tour lieu de visibilité du film.  Au musée, un film côtoie des trésors, des collections prestigieuses. Ce faisant,  il relève (désormais) du patrimoine. Il s’inscrit dans une perspective- rétrospective qui renvoie à l’histoire et à la mémoire. Sauf qu’ici c’est le musée qui va au cinéma, en fait en l’invitant en l’abritant. Il fait une ouverture sur un art vivant qui n’est pas sacralisé par une exposition immuable. Rendre hommage ici au Musée Mohammed VI qui assure au cinéma un accueil de choix : une belle salle, un matériel de projection aux normes les plus performantes.

On est alors dans une situation originale, édifiante : l’expérience muséale confrontée à l’expérience cinématographique. Au musée, il s’agit d’un visiteur ; il est libre de son mouvement, va, revient, hésite, contemple…il déambule parmi les œuvres comme un promeneur solitaire qui fait son choix de parcours, guidé souvent/parfois  par un catalogue. Au cinéma, il s’agit d’un spectateur : il est assigné à résidence (un siège), il s’offre au rituel du spectacle qui confine au rêve : le noir de la salle, la lumière de l’écran… Il est un voyageur aussi, immobile. Car c’est un voyage intérieur.

Or, cette expérience de déambulation muséale me semble une belle entrée pour les films de Tala Hadi. Le musée est le lieu d’une condensation du temps ; régi presque par une tension entre le présent (celui du visiteur) et passé (celui) des œuvres. Les films de Tala Hadid sont traversés de bout en bout par cette tension. Des films qui invitent le spectateur à construire avec le film une nouvelle temporalité. Le film est une carte avec des repères qui ne fixent pas le sens mais s’ouvre sur une temporalité multiple. Des régimes de temporalité et de construction narrative qui se déploient au rythme impulsé par ce qui agite en profondeur l’œuvre de Tala Hadid  : sa lame de fond gestuelle, spatiale et avant tout autre chose, le dialogue du corps et du temps. Le spectateur «déambule» : le très beau court métrage, Tes cheveux noirs Ihssane, en est une éloquente illustration. Ce voyage vers le temps de l’enfance, de la rupture est porté par une tension métaphorisé par les échos de la guerre du Golfe (la radio en voix off).

Il y a des films que l’on regarde (l’image mouvement) ; on reste dans le niveau physiologique de l’œil. Le corps est assigné à résidence, il reçoit le message. C’est bon pour un samedi soir.  Il y a des films que l’on voit, des films qui nous questionnent ; qui passent de l’œil à la tête. Et il y a des films que l’on contemple  (l’image temps) qui nous invitent à un voyage, double,  intellectuel et imaginaire. Ils ne nous mettent pas sur un chemin qui mène vers une station terminus, mais nous mettent sur un cheminement qui continue bien après la montée du générique de fin. Mon hypothèse est que le cinéma de Tala Hadid fait partie de cette troisième catégorie. Son film, The narrow frame of midnight (La nuit entr’ouverte) ne joue pas sur la clôture. C’est un projet qui se construit en face de nous/ avec nous (idéalement) : un héros fatigué qui arrive de nulle part et qui va nulle part (Casablanca, Istanbul, Bagdad…),  à la recherche d’un frère dont il ne garde que quelques bribes de souvenir d’une enfance heureuse ; quelques photos et de maigres indices. Le sens n’est pas la résultante d’une construction causale (a+b= c) ; il est dans les interstices d’un récit inachevé ; dans l’accumulation d’images, de situations optiques et sonores (a/b/c…). Le spectateur est invité à devenir compagnon de ces corps qui se meuvent devant lui. Invité à un voyage, à une errance ; à une balade. Comme dans un musée!       

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