L’effet papillon et l’énergie créatrice

Par Noureddine Mhakkak

Le dialogue avec Julie Guégan est un voyage culturel dans le monde des Lettres et des Arts. Le monde de la poésie, de la prose, du cinéma, de la peinture et de la photographie d’une part, et des relations humaines d’autre part. Nous allons parler de l’amour, de l’amitié, de la tolérance, de l’ouverture d’esprit et de la connaissance de l’autre. Nous allons parler des villes, des livres, des films, nous allons parler de nous, de nos pensées, de nos réflexions, de nos passions et de vous en tant que lecteurs. Lecteurs fidèles qui nous lisent avec tant de plaisir.

Emma Bovary était une femme qui aime les livres, elle a été fascinée par la lecture. Ainsi, elle est devenue à travers ses lectures une femme pleine de rêves et d’ambitions. Pourriez-vous nous parler de votre manière de lire et votre point de vue là-dessus ? 

Je suis fascinée par les parcours singuliers et le courage de ceux prêts à tout pour vivre leurs ambitions. Néanmoins, la vie m’a appris qu’il est nécessaire de renforcer les fondations avant d’oser vivre ses rêves. Finalement, rien n’est pire que la notoriété ou la passion sur une personnalité instable, à la merci des autres et de leurs jugements. L’islam recommande de chercher le centre, « son milieu » qui conduit à l’équilibre et à l’ancrage et ce conseil m’a accompagnée toute ma vie. Cela signifie que l’objectif n’est pas de sortir de soi le plus rapidement possible, mais au contraire de faire un parcours laborieux et lent à l’intérieur, dans les profondeurs de notre être. Ce travail est celui qui permettra de mieux connaître nos ressources et d’affronter les difficultés de notre existence. 

Selon moi, Madame Bovary est l’exemple même de la personne qui a voulu brûler les étapes afin d’atteindre son ambition, dont elle n’a pas non plus compris la définition exacte. En effet, l’ambition n’est pas quelque chose de vertical, ce n’est pas monter l’échelle, mais faire rayonner le soi. Ce n’est surtout pas chercher à dépasser autrui, ou pire se dépasser soi-même. La véritable ambition est en fait circulaire, elle est l’homme de Vitruve de Léonard de Vinci. Elle ne conduit pas à une attitude arrogante, elle amène plutôt vers l’Amour avec un grand A. Le point de départ est encore une fois le milieu, qui se situe au niveau du nombril, au cœur du ventre, où se nichent nos émotions, et donc notre force et notre pouvoir. 

Madame Bovary était sans doute comme moi inspirée par ces personnes qui savent prendre de la hauteur sur les événements et les épreuves, et qui ne se laissent pas prendre par le côté obscur ou se complaisent dans la souffrance. Lorsque j’ai cru que j’avais atteint mon seuil de tolérance et que je ne serais plus la même à l’issue de cela, je me suis accrochée à des histoires de vie, comme elle. Toutefois, il me semble qu’elle n’a pas saisi que leur rayonnement venait de leurs parcours jonchés de douleurs et de rejets et que le pouvoir n’était pas un don de la naissance mais issu de la réussite à les dépasser.  Ces récits fictifs ou réels d’hommes et de femmes, sont autant d’inspiration pour moi. J’ai acquis cette conviction que les personnes qui ont le plus large sourire sont aussi les personnes qui ont le plus souffert. Carl Jung nous recommandait de connaître en premier lieu notre côté sombre, afin de savoir le maîtriser pour laisser la lumière circuler puis jaillir. Cela nécessite d’avoir le courage de se faire face, de se regarder avec un miroir interne et de vérifier régulièrement que l’on se trouve aligné à nos valeurs et à notre ambition. Cela nécessite de travailler sur sa volonté, qui est un muscle.

On ne monte pas une montagne en un jour, mais étape par étape. Souvent j’ai vu des êtres autour de moi se complaire dans une forme de paresse et malgré tout développer de grands rêves. L’expérience me montre que la seule manière d’atteindre l’ambition que l’on s’est fixée (souvent dans son enfance) est de s’y préparer chaque jour. Combien de personnes ai-je vue ne plus pouvoir accéder à leur énergie créatrice et se désespérer d’avoir laissé échapper leurs rêves ? J’encourage tous ceux autour de moi à croire en leur potentiel et à se donner les moyens d’y arriver, car c’est le seul qui conduit au bonheur et à un monde meilleur. La bonne nouvelle est que ce réveil peut intervenir à tout moment. Mon grand-père est devenu musicien à 80 ans ! Il a retrouvé la femme de sa vie, peu de temps après avoir commencé ce parcours de transformation et a fini sa vie auprès d’elle. Je l’ai vu heureux comme jamais, non, il n’y a pas d’âge pour le bonheur… Il est là à notre porte, attendant que nous y soyons prêts. Si nous avions tous l’énergie de ne pas nous laisser envahir par la négativité ambiante, les peurs et parfois les haines, nous pourrions alors créer un monde plus juste et bienveillant.

Je ne suis pas naïve, j’évolue dans un monde très dur, dans lequel de nombreux acteurs semblent dissociés d’eux-mêmes et loin de leur centre, mais j’ai cet espoir que l’humanité s’est simplement perdue en chemin et que le « tous ensemble » a le potentiel de nous sauver de nous-mêmes.

Pour en revenir à Madame Bovary, je pense qu’elle a ressenti ce monde dysfonctionnel qui nous isole des autres, surtout lorsque nous en avons paradoxalement le plus besoin. Elle n’a pas su puiser en elle la force de résister et de choisir la rédemption. Elle n’a pas non plus su se pardonner de ses errances et de ses erreurs. S’est-elle perçue comme un poids avant d’abandonner face à l’ampleur de la tâche ? Combien de fois dans ma vie ne me suis-je vue, dans mes relations, comme le problème à réparer ou à abattre.

Aujourd’hui je sais que je suis une solution, si je décide consciemment d’investir dans ma personne plutôt que de détruire l’image négative que les autres ont projetée sur moi. Sachez mon ami, qu’il faut beaucoup d’énergie pour voir ses propres maux, beaucoup moins pour voir ceux des autres. Chaque fois que je reçois une critique, je réfléchis à son origine. Si j’ai mes manquements et encore de nombreuses choses à apprendre, j’ai acquis cette conviction que chaque critique négative en dit plus sur celui qui la donne que sur moi.

Alors, j’ai un cap que je me suis fixé, il a déjà commencé à émerger de notre série d’articles, et mon objectif est de ne pas le quitter du regard. Le plus possible. Évidemment, il m’arrive encore de me laisser distraire par le négatif, les tentations sont si grandes aujourd’hui. Cela survient lorsque je suis fatiguée ou lorsque je pense encore y apprendre quelque chose. Mais laissez-moi vous dire qu’il y a beaucoup plus de bénéfices à rester focalisé sur le bien et à poursuivre son projet de vie. Qu’aurait fait notre Madame Bovary si au lieu du suicide, elle avait choisi la transformation, en demandant de l’aide et en se laissant aller véritablement sur le chemin de l’Amour ? Je pense que notre monde a besoin de plus de Madame Bovary, prêtes à mettre toute l’énergie nécessaire pour s’épanouir et se libérer totalement de leurs chaînes. Et notre société devrait encourager cela, en comprenant qu’une personne sauvée deviendra capable d’en sauver une autre, grâce à l’effet papillon. Il faudrait être aveugle et sourd pour ne pas voir que notre planète a besoin de nous tous, en forme ! Si nous avons été l’espèce qui a abusé de ses ressources, nous pouvons également être l’espèce qui la protègera d’un destin tragique. Bien entendu, cela demande de la part de nous tous d’avoir l’énergie pour la transformation qui est nécessaire.

Nous devons être le changement que nous voulons voir dans ce monde, tel que nous le disait Gandhi. Une belle manière de le faire est en grandissant à travers les livres. Ainsi, je partage ceci avec Camus que les auteurs sont mes meilleurs amis. Je choisis des livres qui me font réfléchir, grandir, qui me défient ou me permettent d’utiliser mes cinq sens, tels que Le Rouge et le Noir de Stendhal, Le Parfum de Süskind ou encore Aurélien d’Aragon.

Quand on aime la vie, on va au cinéma. Quelle est votre relation avec le cinéma et comment le cinéma peut aider les gens à voir le monde d’une façon positive ? 

Tout d’abord, pour en revenir aux cinq sens que je viens d’évoquer rapidement plus haut, je pense que notre société valorise trop le sens visuel au détriment des quatre autres. Je suis la première à trop compter sur mes yeux, et d’ailleurs avec l’âge, je constate que je perds la vue plus rapidement que mes autres sens. Un mal de notre siècle ? 

En tout état de cause, le sens qui permet la transformation est apparemment l’ouïe, et je reconnais les grands bénéfices à développer son odorat, son goût et son toucher. Par conséquent, si j’aime le cinéma, je fais attention à varier mes activités. Je ne suis plus abonnée aux plateformes de streaming, par exemple. Je passe déjà tellement de temps sur mon ordinateur et mon téléphone ! 

Ceci étant dit, le cinéma a et continue à occuper une grande place dans ma vie. Je peux même dire qu’il m’a tellement passionnée que je me rendais étudiante dans les salles de cinéma parisiennes dès le matin. Les séances sont moins chères et on n’y trouve que quelques cinéphiles peu adeptes de pop-corns. J’ai vu tous les Ken Loach, j’adore Kenneth Brannagh et presque tout du cinéma britannique, qui me fait rire et pleurer, tout en posant un regard aride sur la société. Je sors également souvent des sentiers battus. Ainsi j’ai pu faire de belles découvertes, comme La Séparation de l’Iranien Asghar Farhadi, Le gône du Chaâba d’Azouz Begag ou Le Destin de Youssef Chahine, dont le dernier m’a initié à la philosophie d’Averroès. Et puis, il y a les films de Cassavetes, comme Gloria avec l’incroyable Gena Rowlands, dont j’ai vu la majorité des performances. Pour moi, elle représente la quintessence de la féminité : intelligence, indépendance, charme subtil, élégance et force. 

En bonne française, je ne refuserais pas non plus un bon film de notre patrimoine cinématographique. Avec mes enfants, nous sommes fans de Louis de Funès et Bourvil. Et seule, je me tourne vers les films avec Bertrand Blier, Charlotte Rampling ou encore Marion Cotillard. De ma jeunesse je garde en mémoire, La Haine de Kassovitz et Trainspotting de Danny Boyle, qui ont marqué ma génération au fer rouge. Petite, ce sont les films sur les Carmen de Bizet et La Traviata de Verdi, qui m’ont laissé les souvenirs les plus intenses. Ainsi, je me revois cachée derrière un fauteuil au cinéma, alors que le matador met à mort le taureau, ou encore la scène où Violetta meurt. Vous voilà prévenus, je suis un peu sensible… Même si cela ne m’a pas empêché de voir tous les films d’horreur possibles et imaginables avec mon cousin préféré !

Selon l’écrivain français Anatole France « La nature nous enseigne ». Pour vous, quelle est votre relation avec la nature ?

Avant tout, je dois vous raconter quelque chose sur ma vie. Vous connaissez de moi, la parisienne, mais ce que je n’ai pas eu l’occasion de vous raconter encore, c’est que j’ai vécu dans d’autres villes françaises… Nantes, Laval, Mâcon ou encore Dijon, pour ne citer qu’elles. La vie en province m’a fait prendre tôt le goût des escapades inopinées dans la campagne. Ainsi, lorsque j’habitais à Mâcon, au sud de la Bourgogne, il m’arrivait souvent de grimper sur ma mobylette après les cours, afin de me rendre sur la roche de Solutré. J’aimais reproduire le parcours du président François Mitterrand, et une fois, arrivée au sommet, je pouvais m’asseoir pendant des heures pour profiter de la vue sur les vignobles bourguignons. Chaque fois que je mets un pied dans la nature, je sens que je m’enracine et me reconnecte aux éléments. Nous sommes si petits face à elle…

Plus tard, lorsque j’ai pu conduire une voiture, j’ai pris l’habitude de me rendre en Bretagne pour des moments face à moi-même, dans l’appartement côtier de mes parents, situé sur une presqu’île. Sans aucun magasin aux alentours, j’ai toujours aimé m’y isoler, pour lire, écrire, courir, nager, et profiter de l’air pur. Dès que possible, j’ai familiarisé mes enfants à la vie au bord de l’eau. Lorsqu’ils ont chacun eu trois semaines, j’ai cherché à les mettre au contact de l’océan et de son eau salée. Une croyance de breton, je me disais que cela les rendrait fort jusqu’aux os, et je voulais ancrer dans leur inconscient ce lieu, comme celui où ils pourraient toujours se rendre en cas de coups dur. Nous y allons au moins une fois par an et chaque fois, je ressens combien nous nous vivons cette parenthèse comme une renaissance. Chacun d’entre nous peut créer cet espace similaire, fictif ou réel. Un lieu pour se régénérer.

Si je ne peux prendre la route trop souvent pour la Bretagne, en raison de la distance, je ne reste toutefois pas en ville bien longtemps. Régulièrement, j’organise de petites aventures avec ma Fiat 500, en train, en bus ou en avion. Quant à mon quotidien, il ne se vit pas sans nature. Chaque jour, nous nous rendons au parc avec mon chien. Nous y faisons de longues promenades, parfois je m’assois dans l’herbe ou contre un arbre. Et, anecdotes amusantes, j’adore me pendre aux arbres, ramasser la terre à pleines mains ou encore ôter mes chaussures pour marcher pieds nus dans l’herbe. Essayez, ces trois activités sont très efficaces pour retrouver une forme d’équilibre, le yin et le yang, entre énergie féminine et masculine.

Pour revenir à votre question, je pense comme beaucoup que la nature est parfaite et que nous devons davantage nous en inspirer. Il est nécessaire d’en prendre conscience et de l’observer à l’aide de ce filtre. Cela aide à s’émerveiller… Nous, les hommes, avons cru que nous pouvions dominer la nature. Comme cela est bien faux et comme nous en payons aujourd’hui le prix. Il s’agit de revenir à des formes d’organisations plus naturelles et de revenir à l’authenticité.

Mais, attention, l’idée selon laquelle il faudrait revenir à des modes de vie ancestraux, ne me semble pas bonne. Nous devons au contraire innover, chercher à trouver ensemble des solutions aux problèmes complexes de notre temps tout en poursuivant le progrès, au lieu de le rejeter. L’humanité n’a au fond jamais été dans une meilleure place qu’aujourd’hui. Il faut capitaliser sur tout ce que nous avons appris, mais aussi canaliser, c’est-à-dire, proposer une direction à tous, qui soit positive et respectueuse.

Vous avez l’air d’une femme pleine d’énergie. D’où vient cette énergie ? Du sport ou de la méditation ? ou des deux en même temps ?

Si vous connaissez la gestalt-thérapie, vous savez que l’énergie par défaut est l’excitation. Petite, je pouvais parfois sembler trop excitée (ndlr : un enfant normal en fait !), et mes parents ont souvent cherché à me calmer. Il fallait que je parle moins, que je « sois plus raisonnable » ou que je maîtrise mon énergie. Alors, durant de nombreuses années, je n’ai pas été en paix avec mon excitation. Et donc mon énergie authentique.

Aujourd’hui, je suis convaincue que si nous devons trouver notre centre, pour y trouver une forme d’équilibre et d’ancrage, il est également nécessaire d’écouter ce que notre énergie a à nous dire. Face à ce constat, j’ai cherché à faire ce que ma véritable excitation me disait. Quand je dis « véritable », je ne parle pas de celle qui vous fait craquer pour une barre de chocolat, mais plutôt celle qui vous pousse à prendre plus de risques pour une vie vraiment vécue, comme décider de rejoindre Bruxelles il y a 16 ans pour un stage non-rémunéré de six mois à la Commission européenne…

Ce qu’il m’a fallu apprendre, une fois que j’avais fait la paix avec cette énergie pétillante, a été de mettre en place les stratégies pour la préserver. Et je peux vous dire, que cela n’a pas été évident pour moi. Mes collègues s’amusent du fait que je ne m’arrête même pas de travailler pour m’hydrater ou pour répondre à leurs questions, lorsque je suis concentrée. Je suis une personnalité très « focus ». C’est assez terrible, mais lorsque j’ai un projet en tête, j’ai le sentiment qu’il en faut beaucoup pour m’arrêter. C’est mon côté « Guégan » peut-être, qui signifie « combattant » en celte. Si vous voulez un exemple de ce que cela peut donner, je peux vous parler de cette compétition de natation à laquelle j’avais participé lorsque j’avais 15 ans. Ce jour-là, mon père devait me rejoindre pour me voir nager. C’était un championnat de France et je devais notamment y réaliser un 100 mètres nage libre. Je n’étais pas une grande star de la natation, puisque je n’étais pas vraiment en quête de performance. Mais ce jour-là, devant mon père, j’étais prête à tout. Au coup de sifflet, j’ai plongé et n’ai plus respiré pendant les premiers 50 mètres. À l’issue de la course, je suis arrivée troisième et suis donc montée sur le podium. La gloire face à un père admiratif. C’est un fil rouge chez moi depuis : l’amour me fait déplacer des montagnes.

J’en reviens donc à mes stratégies, laborieuses je le répète, pour me reposer et laisser donc de la place à cette énergie authentique. J’ai des pierres que je prends en main pour un moment de méditation, je vais régulièrement chez un ostéopathe qui réalise sur moi de la médecine chinoise et de l’acupuncture, ou parfois je fais du reïki. Lorsqu’il n’y a pas la COVID-19, j’aime aller aux thermes près de Bruxelles, et je passe des heures au sauna. Les grandes promenades aussi me font du bien, et surtout celles en forêt, en montagne ou au bord de la mer.

Enfin, mon énergie, je la puise aussi dans mes relations, d’abord avec mes enfants, puis mes animaux, mes amis, mes collègues, ma famille… De plus en plus, j’étends ce périmètre. Il y a les personnes du parc avec leurs chiens chaque matin, il y a mes délicieuses voisines, les enfants du quartier ou même les commerçants. Quand je m’arrête et que je prends conscience de ma joie d’être avec eux, de profiter de leur présence, alors instantanément, je me sens sereine, à ma place.

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