L’équation marocaine

Maroc, de quoi avons-nous peur?

Par Jean-François Clément*

Maroc de quoi avons-nous peur ?, ouvrage collectif sous la direction de Abdelhak Najib et Noureddine Bousfiha, qui pose de très nombreuses questions de fond sur le Maroc d’aujourd’hui et de demain.

Alors que la Commission Benmoussa a entrepris de proposer des évolutions et donc des décisions possibles à assez court terme au Maroc, la question posée dans cet ouvrage collectif éclaire sur les perceptions des peurs. On voit, en effet, comment les personnes interrogées comprennent la question et les réponses qu’elles y donnent, ce qui peut déboucher sur un désespoir ou la reconnaissance d’une incapacité à agir, donc sur des scénarios tragiques ou, au contraire, sur des actions possibles dont justement la Commission Benmoussa pourrait s’inspirer. D’où l’intérêt de ce livre.

La question tout d’abord peut donner lieu à des interprétations diverses. Certains peuvent la mettre de côté pour parler d’autres sujets qui leur tiennent à cœur ou pour évoquer tout simplement l’actualité comme l’épidémie de coronavirus. D’autres vont la comprendre à partir de leur histoire personnelle, le « nous » collectif devenant un «je» particulier. Ainsi, un des grands témoins qui a fait récemment l’expérience de la mort n’a plus les mêmes peurs que les autres s’il pense que chaque jour mérite désormais d’être pleinement vécu quels que soient les risques.  Il arrive aussi que la perception des peurs soit construite à partir des rôles sociaux joués par un individu.

D’autres ont une perception plus globale. Mais certains comprennent la question comme un retour sur les peurs antérieures, du moins sur les peurs présentes, alors que la question peut aussi porter sur l’avenir. Reste alors à savoir ce que l’on fait de ces peurs avouées et nommées en passant d’une politique de la peur (ou parfois de la peur de la politique) à une politique de contrôle et d’éradication des peurs.

Apparaissent alors d’autres intérêts de ce livre. On observe tout d’abord quels sont actuellement en 2020 les domaines de la peur dans la société marocaine. Il y a d’abord ce qui relève du psychologique, à commencer par les anxiétés personnelles. Celles-ci (agoraphobie, peur des vaccins, difficulté à s’exprimer en public, etc.) sont peu fréquentes, voire absentes à la différence de ce qu’on observe dans les sociétés occidentales. En revanche, le poids du jugement d’autrui est central. Toutefois, à la différence des sociétés occidentales, il ne porte pas sur l’apparence du corps, sur la couleur de la peau ou sur l’âge, mais sur les comportements apparents ou supposés. La volonté de faire honte est une des peurs majeures qui existent dans la société marocaine surtout lorsque des analphabètes religieux s’en emparent pour exercer leur pouvoir sur les autres dans la vie quotidienne.

Autre observation concernant le futur. C’est le futur collectif qui fait peur plus que l’avenir personnel et là aussi, on est aux antipodes des sociétés occidentales. Les Marocains n’ont pas une peur prégnante des maladies possibles, voire de la mort, ou du manque d’argent même si la peur du chômage existe et explique de nombreux comportements. Ce qui fait peur, ce sont essentiellement des menaces collectives. Mais elles ne sont pas mises sur le même plan. Les désastres naturels (tremblements de terre, inondations, éventuellement tempêtes) sont placés au second plan, voire inexistants), les désastres écologiques (changement climatique, pollution) sont connus par une minorité alors que les risques liés à la surpopulation sont totalement absents (autre différence avec les sociétés occidentales).

En revanche, les désastres créés par l’homme sont surreprésentés par rapport aux moyennes mondiales. Il y a tout d’abord la criminalité courante (violences quotidiennes, harcèlement et tentatives de viol, vols), plus encore les formes extrêmes de violence collective comme le terrorisme très présent dans les représentations collectives alors que les menaces nucléaires ou les guerres biochimiques sont totalement absentes, autre différence avec les sociétés occidentales. Autre absence, les peurs liées à la technologie (manipulation des votes ou des individus, effets de l’intelligence artificielle, arrivée des robots). En revanche, les peurs politiques sont bien présentes (humiliations créées par l’administration, corruption, violence du pouvoir même si le pouvoir est très souvent penser comme contrôlant d’abord les autres formes de violence qui ne viennent pas de lui). Ces peurs politiques dominent même les peurs économiques souvent totalement absentes (vols de la carte de crédit, faillite de l’État ou effondrement de la monnaie).

Si maintenant on peut disposer d’outils d’analyse lexicométrique (comme Alceste, Calliope, Hyperbase, etc.), on peut classer par ordre d’importance les peurs conscientes présentes en 2020 au Maroc. Ce serait un autre regard sur les identités collectives, d’autant plus qu’on pourrait se poser immédiatement la question des peurs des femmes par rapport aux peurs masculines, éventuellement par activité ou par profession (si toutefois celles-ci sont correctement indiquées).

Certes, l’échantillon sondé n’est pas scientifiquement représentatif. De plus, l’enquête ne dit rien de la construction des peurs dans le cerveau humain, ce qui est du domaine des sciences cognitives. Car il y a des dangers dans le très court terme où la réaction doit être instantanée, le plus souvent aidée par des dispositifs génétiques, et d’autres où l’on a le temps de réfléchir. Le cerveau, en particulier l’amygdale, ne fonctionne pas de la même manière dans ces deux cas.

On apprend seulement que la «modernité» ne fait pas disparaître les peurs, elle en crée d’autres et différentes selon les formes de «modernité». Des peurs archaïques comme celle d’être regardé par un œil malveillant existent toujours, mais prennent d’autres formes en devenant par exemple la peur de l’œil de l’islamiste qui peut être aussi une peur de son propre œil sur soi-même. Resterait enfin à comprendre plusieurs mystères : pourquoi nous arrive-t-il d’aimer nos propres peurs, ce que l’on voit, en particulier, dans les comportements à risque des adolescents. Ceci peut sembler paradoxal. Imaginer qu’on puisse épouser Aïcha Kandicha, cela peut créer une peur, mais comme on évite de le faire, au moins dans l’imaginaire, on obtient une «récompense» et on peut avoir une esquisse de réponse.

Mais il y a un autre mystère dans le livre lui-même : communiquer sur les peurs est-ce utile en permettant d’éviter les menaces ou est-ce contre-productif en donnant des idées de peur à ceux qui ne les ont pas? Quelle est la bonne politique en matière de peur ? Peut-on se contenter de faire une liste des peurs sans proposer précisément, ce que font de nombreux auteurs, de fournir des compétences permettant de changer les comportements et donc  d’y échapper.

Pour ces différentes raisons, il est utile de lire ce livre qui paraît, un peu par hasard, au moment où sévit une pandémie dont l’agent non visible et donc non identifiable ne créa pas véritablement au Maroc de peur, sauf chez les plus faibles psychologiquement. Il est vrai qu’on n’eut pas, comme ailleurs, en Italie, Espagne, États-Unis, Grande-Bretagne ou France une forte contagiosité et une importante létalité.

Maroc de quoi avons-nous peur ?, ouvrage collectif sous la direction de Abdelhak Najib et Noureddine Bousfiha, Casablanca, Orion, 2020, 610 p.

*(anthropologue et sociologue)

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