Les Chikhates, une histoire impressionnante

Abdelmalek Hamzaoui*

Les « chikhate(s) », terme générique pluriel de «chikha» signifie: une femme qui maîtrise l’art du chant et / ou de la danse. Une chikha donc est une artiste et c’est le féminin du mot «chikh». Celui-ci ne suscite aucune polémique dans la société marocaine par rapport à son pendant féminin dans la mesure où ladite société est machiste.

Elles se répartissent en trois catégories :

1- La chanteuse principale qui reprend immédiatement la première partie du vers chanté par le chikh, chef du groupe – généralement un violoniste ou un *outayri* qui peut être aussi, soit un joueur de flûte ou un tambourinaire-lors d’une prestation cette dernière peut prendre l’initiative et chanter avant le chef de la troupe qui devient, le temps d’une strophe, son second. Une inversion de rôles qui s’explique par les mêmes droits qui existent entre l’homme et la femme dans ce cas artistique. Ces chanteuses sont distinguées par leur forte personnalité et par leur façon de se vêtir ; une apparence totalement différente du reste des chanteuses d’un même groupe. Ce genre de chanteuses-clef peut aussi être chef de groupe comme ce fût le cas avec la célèbre Hmma Aissa, Hadda Ouâakki, Chrifa Kersit, du moyen Atlas. Raïssa Rkia Damsiria, Raïssa FatimaTihihite Moujahid ou Raïssa Aicha Tachinouite du Sud. Tanazurt Mimount n Selouane de la région du Rif, et tant d’autres, à travers le Maroc, tombées dans les oubliettes du patrimoine amazigh.

2- La chanteuse de la deuxième catégorie est simplement la femme artiste qui chante dans la chorale, elle n’a pas le droit de prendre l’initiative comme la tanazurt citée auparavant, dans la mesure où elle doit se contenter uniquement de suivre, appliquer et adapter la stratégie du groupe de chanteurs auquel elle appartient. Les tinazurin de cette catégorie sont les plus nombreuses et, généralement, ce sont : soit des chanteuses que la nature n’a pas dotées d’une voix limpide et qui ont encore besoin de la travailler, ou des débutantes qui manquent encore d’expérience et qui viennent à intégrer le domaine artistique. Ces chikhate(s) sont reconnues par leurs costumes traditionnels, uniforme tant au niveau de la couleur et de la couture, et portés à l’occasion de la prestation.

Généralement ces femmes-artistes(Amazighe), de nos jours, ne tiennent en mains aucun instrument de musique quand elles chantent ou dansent, contrairement à certaines chikhate(s) arabophones.

3- Les chikhate(s), spécialistes dans le domaine de la danse, langage du corps, ou tout simplement les danseuses, elles sont, soit des nouvelles recrues ou des professionnelles qui ont acquis une grande expérience au fil des années dans ce domaine. En général, c’est toujours un ensemble de femmes expérimentées et de porteuses de flambeaux qui participent à la chorégraphie. Désormais, dans ce domaine aussi il y a toujours une danseuse qualifiée, une meneuse pour ainsi dire, qui guide les autres durant toute la séquence consacrée à la prestation. Les autres doivent suivre le rythme et les gestes de leur cheftaine et surtout faire attention au signal qui annonce l’arrêt de la séquence. Ce signal ou mot d’ordre est un geste discret sur lequel les danseuses d’un même groupe se mettent d’accord avant chaque séance de danse pour que l’arrêt collectif soit synchronisé.

Au début des années soixante, le vétéran de la chanson amazighe au Moyen-Atlas, feu *Ouâassim Hamou Ou Lyazid* fût le premier à imposer à ses chikhate(s) de se vêtir d’une tenue uniforme, communément appelé l’izar, le costume traditionnel, de la même couleur, que portent jusqu’à nos jours les chikhate(s), artistes majoritairement non mariées. Ce costume était connu chez les Imazighen depuis la nuit des temps dans la mesure où il servait d’habit pour les grandes fêtes que les femmes de notables et de personnalités portaient pour l’occasion. Cet habit servait également à les différencier des femmes ordinaires, lors d’une cérémonie ou d’une fête, afin que la gente masculine les respecte en tant que telles.

Le terme ‘’chikha’’ n’est pas d’origine amazighe étant donné qu’il a été emprunté à la langue arabe. En ce sens, il est considéré comme un titre honorifique dans tous les pays du Golfe. Il est alloué aux grandes dames de la haute société, princesses, diplomates,etc. Ce qui fait qu’il est admis par tous, sans aucune contestation ni réserve.

La Chikha, dans la langue arabe, signifie aussi la femme âgée. Dans le dictionnaire d’Ibn Mandour : *Lissane Al arabe*, le chikh ou la chikha est l’homme ou la femme qui a dépassé(e) le cinquante-et-un an et plus…

Au temps du protectorat, quand on présentait un chikh à un colon, celui-ci demandait spontanément, chikh de Qbila (tribu) ou chikh de kamanja (violoniste)?

Jadis les chikhate amazighe étaient toutes des tambourinaires, bien avant les hommes dans le domaine du chant instrumentalisé, et propriétaires de tambourin (allun). Elle est la première condition qui leur est imposée pour qu’elles soient admises dans le groupe musical. D’autres conditions aussi étaient acceptées volontairement par les jeunes artistes. Elles devaient s’occuper de leur apparence et bien se préparer pour chaque prestation: s’enduire les cheveux de henné, leurs maquiller leurs yeux avec de l’antimoine (tazolt), badigeonner leurs lèvres et l’intérieur de la bouche avec du swak ou mswak. Bref, apposer un maquillage naturel qui n’a rien à envier aux produits cosmétiques actuels…

Généralement les femmes-artistes Amazighes, de nos jours, ne tiennent en mains aucun instrument de musique quand elles chantent ou dansent, contrairement à certaines chikhates arabophones. Les Marocains, eux, donnent aussi ce titre (chikha) à la femme-artiste lorsqu’ils font référence à sa vie privée. Dans ce cas, ils la considèrent comme une femme de basse extraction et aux mœurs légères. Cependant, ils la valorisent et l’estiment par rapport à ses prestations dans le chant ou la danse. Ce genre de comportement peut paraître contradictoire aux néophytes quant à l’appréciation de la chikha, ou dans la langue Amazighe Tanazurt.

Dans tous les cas, c’est une problématique sociale comme tant d’autres qui ne trouve pas de réponses satisfaisantes dans nos contrées. Ceci étant, le fait de porter des jugements sur autrui sans aucun fondement relève de la compétence des seuls spécialistes.

*écrivain et chercheur

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