Les en-jeux du texte et du dessin

Par Berrezzouk Mohammed

On peut placer le roman de Bouthaïna Azami-Tawil sous le signe du retour au pays natal. L’héroïne-narratrice, sa mère, son beau-père, sa sœur Yousra et son frère Yassir effectuent ensemble un voyage vers la terre des origines : «Je veux rentrer chez moi» (…).

Je veux retourner d’où je viens, vers les miens, vers ceux dont les rires éclataient dans mes yeux, faisaient mon corps léger et mes sommeils heureux. » Chemin faisant, ce voyage prend la forme d’un parcours initiatique qui se solde à la fin d’un échec cuisant et tragique. Durant ce périple, le corps de l’héroïne demeure souvent un espace perméable aux signes que lui renvoie autrui et réceptif aux sensations et aux affects que lui procurent les différents corps côtoyés.

On a affaire à un corps qui reçoit et donne, qui capte des signes et en émet d’autres, un corps toujours en acte. Dans les deux cas, la peau et la chair, tissus sensoriels majeurs, permettent le contact avec l’autre et deviennent de la sorte des canaux par où les personnages se tissent entre eux des relations multiples et se renvoient mutuellement plusieurs messages. Dans le roman d’Azami-Tawil, on noue souvent contact avec autrui à travers l’odorat, le toucher, la vue et l’ouïe qui semblent des filtres à partir desquels on entre en intimité et en proximité.

Cela dit, dans «Le cénacle des solitudes», le corps n’est pas seulement écrit ou raconté. Il est aussi dessiné, représenté par le biais des images crayonnées. L’écrivaine, surtout dans les dernières pages de son roman, utilise à bon escient le code iconique pour dire autrement le corps, en parler, le faire parler, le mettre en spectacle, le présenter dans différentes postures. Ce sont en réalité des corps, pour la plupart féminins, qui sont dessinés par la romancière elle-même. Des corps nus, pris dans des positions lascives; des corps recroquevillés, allongés et étirés ; des corps grands et petits, réduits parfois à de simples visages, tantôt clairs tantôt flous.

Au lieu de raconter et décrire ses personnages en recourant seulement aux mots et aux phrases, elle préfère les exposer aux yeux du lecteur à travers différents dessins. L’auteure se double donc de l’artiste dessinatrice. A des endroits précis de son roman, celle-ci se substitue à celle-là et dessine des corps à pleine page, sans recourir pour autant aux légendes, au commentaire ou au discours méta-iconique. Du coup, un nouveau mode de lecture se met en place, s’impose. La lecture du texte scripturaire effectuée dans l’axe temporel cède la place à une autre lecture faite cette fois-ci selon l’axe spatial. Du textuel à l’iconique, le lecteur est appelé à changer son régime lectoral. Autrement, il est invité à faire tour à tour la lecture horizontale et successive quand il a affaire au texte et la lecture globale et simultanée quand il est question du dessin. Le textuel est à parcourir pas à pas, jusqu’à la fin, alors que l’iconique est à percevoir d’emblée, dans sa totalité. Le lecteur se met, peu ou prou, dans deux attitudes interprétatives différentes puisque les deux supports, mis ensemble, solidaires et intimement liés, constituent ce qu’on pourrait appeler un «iconotexte». L’écrit porte donc à lire, tandis que le dessin invite à voir et, dans les deux cas, le lecteur devrait effectuer un aller-retour entre le lisible et le visible. Bref, dans l’économie narrative de «Le cénacle des solitudes», les mots et les dessins se font écho, coexistent ensemble «en mariage insolite, puisque [le regard] unit de la langue, successive et conventionnelle, à l’icône, analogique et saisie globalement»  (Jean Rousset).

Ces deux éléments, réunis à l’intérieur du même récit, ne sont pas du tout séparables.

Au contraire, il n’y a aucun fossé entre eux. Le scriptural et l’iconique se confondent, sont intercomplémentaires et compénétrables. Dans un morceau textuel où la narratrice s’efforce de décrire son beau-père, la description bute, achoppe et coince : «J’avais vu j’avais vu son visage… visage se creuser s’affaisser son regard son regard ses yeux se». Au lieu de mener la description jusqu’au bout, la terminer, la romancière recourt au dessin pour livrer au lecteur un visage crayonné dont les traits semblent effacés et où le noir domine majestueusement. Un visage ridé, affaissé et effiloché où les cheveux, les lèvres et le front ne sont pas repérables. Le tout est fibreux, sans contours ni aspérités. C’est un visage flou qui laisse pourtant voir le désarroi et la douleur, l’affliction et la souffrance. Il paraît que le recours au dessin a lieu à partir du moment où le langage semble déficient et les mots ne sont plus maîtrisables : « Les mots me manquent à ce point de l’histoire (…) Ma mémoire défaille», se dit l’héroïne-narratrice. Le dessin prend le relais du texte, le complète, sans interrompre la narration ni la briser. A des moments précis où les mots n’arrivent pas à dire l’indicible, à nommer l’innommable, où la mémoire est en crise, l’image est là pour y remédier.

Le dessein du dessin est d’écrire iconiquement ce qui ne peut se traduire scripturairement. Il vient surmonter en quelque sorte l’aphasie scripturale qui s’empare de l’être en proie à une crise discursive et mnémonique. Le passage donc du scripturaire à l’iconique s’avère dans une certaine mesure obligatoire. Là où l’écriture ne réussit pas à décrire, le dessin intervient pour y apporter une précision, y donner du sens. Le dessin « s’emploie à rendre visible le référent normalement absent du discours (…), souligne la visibilité de ce qui n’est en principe que lisible » (Jean Rousset). Un  bon lecteur ne serait pas celui qui saute les pages où il y a les dessins. A l’impératif de la lecture syntagmatique du texte écrit s’ajoute l’impératif de la lecture visuelle des images dessinées. Et le lecteur de trouver les connectivités et les articulations possibles en vue de lire en filigrane les non-dits du lisible et du visible, en déchiffrer les significations multiples et variées.

En somme, Azami-Tawil recourt à deux codes qui se greffent l’un sur l’autre pour dire ensemble le destin d’une fille victime d’une société holiste et hostile qui l’accuse d’un vol qu’elle n’a pas commis et qui lui assène en conséquence des coups assassins. C’est l’histoire d’un corps féminin que l’écrivaine met en scène, scripturairement et iconiquement. L’histoire, écrite et dessinée, d’un corps vulnérable, d’un corps en mal d’être, d’un corps flétri par l’âge, d’un corps fatigué par le temps, d’un corps, comme dit l’héroïne-narratrice à la fin du roman, qui «[s’] enroule dans [ses] rides comme dans une douce promesse» et qui ne cesse de tisser des relations multiples avec d’autres corps.

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