L’être selon Mahi Binebine

Par: M’barek Housni*

On ne les verra pas en posture debout, celle de la contemplation par exemple, ou de l’attente de quelle nature que ce soit. On ne les rencontrera nulle part en marche vers quelque objectif.

Ils suivent un autre destin, celui d’un mouvement pris comme à l’insu d’eux-mêmes. Ils sont comme nous sans avoir l’air de l’être. Le relief est là, tout comme l’apparence : deux jambes et deux bras portés par un tronc surmonté d’une tête. Pas de traits sur les visages, pas d’organes de sens, dans la plupart des œuvres. S’ils sont représentés, c’est seulement à travers l’esquisse,  le trait en vol. Car seul le corps visible donne une idée de l’homme tapi dedans. Une idée/image. Pas n’importe laquelle. Pas de tout repos, mais oh combien signifiante ! L’image de l’homme (mâle, femelle ?) pris au détour d’une situation qui emprisonne, qui enchaîne, torturante. Puis peints/rapportés par une imagination enflammée. Ils entiers des fois, et parfois découpés.

Il est question d’êtres dénués des attributs de reconnaissance facile et identitaire.  Ils sont l’un et l’autre dans un monde sans paysages, d’une nudité aveuglante par le dénuement totale, fœtale. Quand rien n’est encore décidé, avant le nom et en amont du cri.

Mais c’est un rêve d’artiste hanté par une certaine pureté perdue qu’il essaie avec acharnement de retrouver dans la réalité de sa mémoire d’homme/artiste passé par l’épreuve de l’existence d’après, la sienne et celle des autres, damnés ou dont la vie est un fleuve ordinaire. Et donc, chaque toile montre ces deux moments majeurs séparés par la douleur de l’enfantement de l’œuvre et de l’homme.

2. Entremêlement de destins

Jetés sur un fond rouge brique, celui du sang coagulé, sur un fond bleu ardent, vert pomme, ou un autre plus réconfortant, ils se mêlent les membres en un combat qui n’en est pas un. Ou bien celui du côtoiement obligé. Ils sont immergés dans un bain laiteux d’une blancheur maculée de noirceur cachée, ils vivent cet au-delà de la quiétude usurpée. Si ce n’est le dessous oppressé, tu, relégué, retiré de devant les regards et la marche des jours, ce temps qui, espère-t-on, efface, occulte et fait disparaître le mal de vie que les êtres de l’artiste montrent, non par d’eux-mêmes, volontairement et de façon délibérée, mais en empruntant l’entremise de sa main inspirée par une fougue clairvoyante.

Car il les courbe, les plie, les contorsionne. Ils sont cadenassés au sein d’infinis fils telle une toile d’araignée fuyant sa trame. Ils sont des êtres cloutés : les clous les collent à la toile, au bois. Le moment de la contemplation, durant un moment les rend spéculaires. Miroirs superposés de celui qui les regarde. Un effet qui, par une magique réflexion, devient dédramatisant, dans le sens où le tragique qui leur est affilié rend compte de la condition de l’homme en tant qu’être.

3. Oui, figure de l’être

Les figures ainsi modelées, abstraction faite du support, toile ou glaise ou bois, reflètent l’image intérieure de l’être éparpillé en tant d’individus déchirés, son reflet réel cerné par une esthétique de la solitude, seule vérité dressée devant l’effarement du monde. Sculpture ou peinture, l’œuvre affiche l’indépendance d’un être reclus dans sa réalité solitaire saisie, criante et sans effets, qu’on regarderait à l’instar d’un René Char «avec des yeux nouveaux d’éternité». C’est dit, voilà le crédo nécessaire pour en venir à bout et l’exprimer, l’expérience du façonnement visuel et poétique. Ce qui est nouveau dans le même répété, ce qui est éternel alors qu’il n’est que passage et détail, cet «être» dans la souffrance en une vie d’enchainement dont la joie, si joie est au bout, passe par l’art qui les ressuscite palpablement à l’existence et les ravit de l’oubli.

*Écrivain et chroniqueur

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