L’histoire d’une déchéance ou d’une rédemption?

Le Job de Réda Dalil

Le premier roman, dit-on, n’est pas toujours le bon. Le romancier en herbe tâtonne et tergiverse; il façonne au gré de ses expérimentations un style qui n’est pas (définitivement) le sien. Les exemples dans l’histoire du roman sont légion et les grands sont du nombre.

Pourtant, en matière d’art, il n’y a pas de règles, comme chacun pourrait en convenir. Au lieu d’être un premier pas, le premier roman pourrait être un cri. Un règlement de compte personnel ou collectif ? Mais en voilà le maître mot : une vengeance contre la misère du monde. Les illusions. Un premier roman, dirions-nous, n’est rien moins que la première balle que le romancier tire sur la bulle de mensonges qui nous entourent et nous contraignent à rester dans la file.

Le Job de Réda Dalil (Le Fennec, 2014) est le prototype même de ces romans qui «tirent» sur la misère (ou le désordre) du monde. La référence à Bourdieu n’y passe pas inaperçue. La misère du monde est étalée devant nos yeux depuis la première phrase prononcée par le héros au début de «cette tragédie» à plusieurs étages et à plusieurs tiroirs : «Je n’ai plus d’argent. Moi aussi je me suis fait licencier par mes employeurs.» (p. 5).

Or, comme toute bonne tragédie, Le Job, qui appartient génériquement au roman, commence par une phrase laconique mais loquace. C’est que nous ne tardons pas à nous apercevoir du fond du gouffre dans lequel ont été propulsés les salariés des sociétés multinationales (et autres) à cause de la crise économique mondiale de 2008. Ghali Habchi et Ali Dernati en sont les premières victimes.

Nous disons «tragédie» et pour cause. Ce roman s’inspire de la veine tragique la plus pure ; sa mécanique est on ne sait plus huilée. Il s’agit, en effet, de la déchéance, et seulement de cela, de Ghali, de son ami Ali et de sa petite famille (Sofia, l’épouse et Soukaina, la fille) dans un monde qui ne cesse de les écraser. Néanmoins, le processus de déchéance n’est pas décrit de l’extérieur. A la différence des Raisins de la colère de Steinbeck (grande fresque décrivant les conséquences de la crise de 29) dont il se fait l’écho, tout se passe dans la tête de Ghali. La tragédie de tout le monde est d’abord la sienne.

Le choix de la première personne est judicieux et permet à l’auteur d’éviter à la fois les scories du roman sociologique (celui qui se contente de décrire «la misère du monde» et de l’expliquer, sociologiquement) mais aussi le subjectivisme du roman d’analyse qui ne nous aura livrés que des créatures au profil plat, dignes d’un drame bourgeois. La première personne ici est corroborée par le monologue intérieur qui permet d’installer le désordre du monde dans la scène mentale du héros-narrateur.

Aussi avons-nous l’impression, en lisant Le Job, d’être logés dans la salle de manipulation qu’est le corps de Ghali. Par ailleurs, la vitalité de cette technique est assurée par le type de narration et de temporalité que choisit le romancier. Les péripéties sont déployées au fur et à mesure que le protagoniste les assume. La temporalité forte (Todorov) de ce roman génère le suspens (lequel est entretenu majestueusement jusqu’au dernier chapitre) et accentue la tension dramatique.

Or, le suspens dans Le Job est au service de la vérité romanesque que l’auteur étale devant nos yeux : il ne s’agit ni d’action ni de découvertes policières. C’est que ce roman s’est voulu bildungsroman : roman de formation. Mais c’est un bildungsroman qui installe son intrigue dans la pointe du gouffre et non dans un lointain passé heureux ou malheureux. D’où la tonalité du thriller hollywoodien qui accompagne le lecteur depuis l’incipit.

Aussi ne faut-il pas y voir une fiction imaginée pour faire souffrir le lecteur et, paradoxalement, le faire guérir de ses prétentions et illusions ? C’est qu’il s’agit d’abord de la déchéance de Ghali Habchi qui passe par toutes les mésaventures possibles et imaginables : il perd son boulot, chôme six mois, se fait leurrer par toute sorte de sociétés, accueille la famille de son ami Ali chez lui, se fait renverser par une voiture, fait la taule, se prostitue avec une sexagénaire, dort sur le trottoir, se fait arnaquer par un proxénète, et, enfin, reçoit (un peu malgré lui) l’aumône d’un ancien camarade d’Al-khawayn University: «Lorsqu’il s’éloigne, j’ai une réminiscence glaçante : Je le connais.

Nous avons fait la même fac. Je l’ai même aidé à préparer son mémoire». (p. 185). Oui, le destin de Ghali est fait de toutes ces chutes. Mais au bout du tunnel à chaque fois un espoir : un recrutement, un amour, des retrouvailles, une rédemption, etc.

Toutes ces espérances qui scintillent au loin sans qu’il puisse les atteindre se résument en quatre profils féminins. Sofia, la femme de son ami Ali, laquelle est délaissée par ce dernier et semble lui convenir comme épouse ; Mme Ghozlani qui lui a promis une embauche et qu’il attend comme le messie ; sa bien-aimée d’antan, Meryem, qui réapparaît et semble garder quelque sentiment à son égard ; et enfin sa grand-mère qui est le premier et le dernier refuge. Cependant, toutes ces femmes s’envolent toutes et pour toujours.

Pour exprimer toute la souffrance qui en résulte, le roman esquisse dans un récit proleptique et accéléré la vanité de toutes ces promesses. La rencontre finale avec le père et le récit analeptique (un flash-back) qui retrace l’histoire du divorce des parents et le départ définitif du géniteur achève de donner au récit une coloration pessimiste en refusant au protagoniste toute possibilité de rédemption. Le lecteur aura été trompé vers la fin du récit et pour cause. Le Job est le crachat que l’auteur envoie à la figure de ce monde incohérent et misérable.

Younès Ez-Zouaine

(Professeur-chercheur)

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