L’intellectuel irresponsable

Par Berrezzouk Mohammed

Aujourd’hui, plus que jamais, nous entendons des voix de stentor nous marteler les oreilles en  disant que le rôle de l’intellectuel est bel et bien révolu. Pour elles, ce qu’on qualifie souvent d’intellectuel – cet individu qui s’intéresse aux idées et qui, plus particulièrement, lit, écrit, parle, prend position – a fait en définitive date, est devenu un personnage spectral.

Il n’a plus une emprise sur la société; il n’a plus maille à partir avec le pouvoir et l’establishment. De tels propos sont en partie justes. De nos jours, à de rares exceptions près, l’intellectuel semble abandonner le champ de bataille qu’il investissait à dessein autrefois. Partout dans le monde, confronté à des crises complexes auxquelles il devrait en principe faire face, il renonce, bon gré mal gré, à ses responsabilités à la fois morales, politiques, culturelles et historiques. Se retirant de l’échiquier national et international, « gagné par la même paralysie de la pensée et de l’action » (Albert Memmi), l’intellectuel offre à d’autres acteurs la chance inouïe de décider du sort de la cité. Des acteurs de tous poils – politiciens, chefs des multinationales, dirigeants des partis extrémistes, groupuscules terroristes, castes technocratiques, holdings médiatiques etc., – qui ne pensent qu’à leurs intérêts, qui mettent à leur service les mass-médias, les partis politiques, les espaces numériques, les réseaux bancaires etc., qui utilisent les pires méthodes pour atteindre leurs crapuleux objectifs, qui n’hésitent pas à tuer, exiler, incarcérer tous ceux qui s’opposent à eux.

Sans doute, depuis Voltaire, l’intellectuel est-il souvent la conscience éveillée et malheureuse qui nourrit une méfiance permanente contre toutes sortes de pouvoir doxologique, qui dissuade la cité de tout dérapage désastreux, qui empêche l’humanité de «collaborer avec le mal» (Karl Popper). Dans un monde où les dangers déferlent tous azimuts, il se doit d’agir et réagir, s’exprimer et écrire, parler et dénoncer. Bref, il est appelé à prendre position à ses risques et périls. Cependant, l’intellectuel déserte et laisse entrer en scène le mensonge, la corruption, la concussion, l’embrigadement, la radicalisation, l’intégrisme, le racisme, la dictature, le terrorisme… De plus, dans des pays où la tyrannie fait florès et le champ de liberté se rétrécit comme une peau de chagrin, il se calfeutre dans le silence, se contente d’être un simple observateur et se perche dans sa tour d’ivoire.

L’intellectuel n’est pas à l’abri de ce qui se passe aux quatre coins du monde. Sa fonction, comme le souligne avec justesse Julien Benda, est «de prêcher le respect de la justice et de la vérité». Les génocides interethniques au Proche Orient et en Afrique noire, les actes terroristes au Maghreb et en Europe, l’impérialisme des Etats-Unis d’Amérique et leur ingérence dans les affaires d’autres pays, les massacres d’Israël en terre palestinienne, l’hypocrisie des discours dits humanistes, les inégalités entre les hommes et les femmes, l’injustice et la montée des mouvements xénophobes, la destruction effrénée de l’environnement etc., tout cela le concerne directement ou indirectement. L’intellectuel n’a pas le choix, car il est «embarqué dans la galère de son temps» (Albert Camus) et n’a aucun moyen de s’en évader.

En conséquence, il n’a pas loisir de s’abandonner au mutisme, de s’exiler délibérément dans l’indifférence, de faire la sourde oreille. Il est au contraire contraint de choisir son  camp, d’être nécessairement pour ou contre, de proférer ou écrire ses idées. Il ne peut pas faire comme si les événements tragiques ne le regardaient guère. Il ne peut pas ne pas agir comme si le sang des innocents le laissait indifférent. Sur ces entrefaites, même son silence recouvre une signification redoutable. Il est à interpréter comme une parole discrète, un discours déguisé, une attitude timide: signes de complicité non avouée avec les machines totalitaristes. Le silence tue l’intellectuel.

Or son devoir, écriture et parole à l’appui, est de dévoiler tout pouvoir aliénant, dénoncer sa tyrannie, en démonter les rouages, être à l’affût de ses métamorphoses. Il ne s’agit pas seulement du pouvoir politique. Celui-ci reste en quelque sorte visible. C’est le pouvoir invisible, celui qui avance à pas feutrés, qui séduit, qui aveugle, c’est ce pouvoir-là que l’intellectuel se doit de combattre. Un pouvoir omniprésent qui porte plusieurs masques et que le faux intellectuel défend à coup de plume, de voix et d’images. Un pouvoir trompeur que véhiculent la culture populiste, le discours dogmatique, les arts obtus, les idéologies étriquées, les prêches obscurantistes.

On se trompe largement si l’on continue à croire que le temps de l’intellectuel est révolu. Au fond, ce qui devrait être révolu, ce serait le temps de l’intellectuel irresponsable. C’est-à-dire celui qui se désengage de son rôle prométhéen, qui se refuse à influer positivement sur le cours des événements, qui se contente de voir indifféremment le monde de l’extérieur, qui renonce à résister à toute force déshumanisante. En cela, il souscrit à ce que Georges Orwell disait : «Il [l’intellectuel] ne ressent aucunement le besoin de modifier ou de contrôler ce qui se passe. Il a accompli l’acte essentiel de Jonas de se laisser avaler, en restant passif, en acceptant». Pire encore, cet intellectuel irresponsable se laisse entraîner par les Etats et leurs appareils idéologiques, flirte sans cesse avec le pouvoir, justifie à bon escient les crimes contre l’humanité, trouve normale la présence des prisons clandestines et cruelles, aiguise les conflits inter-identitaires.

Pour ce faire, il ne lésine nullement sur ses moyens. Il écrit des livres, prononce des discours, organise des meetings, intervient dans des émissions radiophoniques ou télévisées. L’essentiel pour lui, c’est de défendre ses choix idéologiques. Karl Popper a bien raison de dire : «nous, les intellectuels, nous avons causé les maux les plus terribles. L’extermination d’une masse au nom d’une idée, d’une doctrine, d’une théorie – c’est-à-dire notre œuvre, notre invention : une invention intellectuelle». Il suffit de penser ici, entre autres, à Franz Joseph Gall et sa pseudo science : la phrénologie, à Georges Vacher de Lapouge et sa théorie raciste des hommes, à Gobineau et son « Essai sur l’inégalité des races humaines», et plus récemment, à Fukuyama et son idée de la fin de l’Histoire, à Huntington et le «Choc des civilisations».

De la plume de ces intellectuels sont nés les régimes politiques les plus hégémonistes qui aient jamais existé : le nazisme, le stalinisme, l’impérialisme, l’américanisme, l’extrémisme, le terrorisme etc. Au demeurant, les intellectuels irresponsables, prétendant œuvrer pour le bonheur de l’humanité, contribuent en réalité à ses malheurs. Ils prêchent plutôt pour le bonheur d’une petite entité de nantis aux dépens du reste massif des humains. A cause de leurs théories et doctrines, une spirale infinie de guerres s’est enclenchée, condamnant ainsi l’homme à sa perte et fauchant des millions de vies innocentes. Malheureusement, jusqu’à maintenant, rien ne semble enrayer cette spirale infernale, l’arrêter net.

L’intellectuel irresponsable est un faux intellectuel. Il bâtit son discours sur les mensonges et les illusions, érige des «concepts gros comme des dents creuses, et qui sonnent faux» (Gilles Deleuze). Ainsi, il induit le peuple en erreur, conduit la cité à sa perte inéluctable. Il est un tribun qui manie éloquemment le verbe, qui endoctrine la masse en grande pompe, qui l’excite pour le profit des idéologies doxéiques, qui fait de ses idées le creuset de la censure liberticide. Par ses actes et paroles,  fallacieux et artificiels à bien des égards, l’intellectuel irresponsable porte une estocade mortelle aux valeurs universelles : la justice, la vérité, la liberté, etc. Seuls comptent pour lui les intérêts personnels. Avec l’intellectuel irresponsable, on a affaire davantage à l’escroquerie mandarinale qu’à l’intégrité intellectuelle.

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