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Cher lecteur potentiel, mon cursus scolaire avait commencé très tôt, trop tôt peut-être: je n’étais encore qu’un bambin à peine âgé de quatre ou cinq ans. Normalement, je devais encore jouer de l’aurore au couchant et voilà que je me trouvais assis sagement, à même le sol, sur une natte de paille pourrie puant la pisse enfantine, ma tablette à la main, ânonnant à m’époumoner des versets coraniques dont je ne comprenais pas le sens, devant le regard de lynx et le long bâton du «fquih» épiant le moindre mouvement suspect, la moindre inadvertance pour me rosser sadiquement ! Je me voyais faisant face à ce monstre qui attendait le moindre chuchotement innocent au petit enfant morveux et crasseux collé à moi par l’ironie du sort, pour me flageller impitoyablement! Même présentement, frôlant la vieillesse, il me suffit de fermer les yeux et me revoir au « msid » (honorable école coranique traditionnelle) et me souvenir des zébrures du fouet du «Taleb» sur mon corps chétif et fragile, osseux et frêle !…

Le « fquih » était un monstre sans une once de pitié et je devais le respecter, le vénérer, l’idolâtrer. Je devais lui faire le baisse-main en entrant et en sortant du « msid » que j’appelais «enfer» ! Et il arborait un sourire sadique et une euphorie voyante en me tendant sa sale main de tortionnaire, jouissant et se réjouissant de mon petit baiser obligatoire, le salopard !… Moi, j’avais la chance et le privilège d’apprendre dès ma prime enfance le sens profond et la sagesse philosophique de l’adage arabe «La main que tu ne peux mordre, embrasse-la !»

Hélas, j’ai passé toute ma vie à embrasser des mains impossibles à mordre, que je voulais tellement mordre sans jamais avoir l’opportunité ni la capacité de les mordre. Comme je mourais d’envie de mordre à pleines dents toutes ces mains méchantes et cruelles qui
m’avaient tant fait souffrir ! Et comme elles étaient nombreuses ces mains qui me giflaient, me boxaient, me bousculaient, m’écartaient, me bloquaient, m’étouffaient et essayaient de m’empêcher de vivre et d’avoir ma place au soleil comme le commun des mortels ! Pourquoi ne les ai-je pas mordues, me diriez-vous, cher lecteur potentiel ?
Honnêtement, je ne peux y répondre. Étais-je trop timide, trop lâche, trop impuissant pour le faire ? Étais-je trop clément, trop indulgent, trop pacifique pour le faire ? Je ne peux le dire. Tout ce dont je suis sûr comme des blessures de mon cœur, c’est que les autres m’ont fait très mal, gratuitement, sadiquement et que ce mal a laissé des séquelles. Cependant, je n’ai jamais riposté, je ne me suis jamais vengé. Dieu leur pardonne !
Cher lecteur potentiel, mon père qui croyait aveuglément au maxime « Qui aime bien châtie bien ! », n’hésitait jamais à me cravacher pour me donner une bonne éducation et faire de moi un fils béni, bien élevé, docile, sage comme une image, résigné et soumis. Il donnait légalement au » fquih » et à l’instituteur «l’autorisation parentale » de me mettre à tabac dans le but de m’apprendre à lire et à écrire ! Pour lui, seul le bâton était le moyen pédagogique et didactique par excellence ! Je me rappelle encore sa phrase sanguinaire le premier
jour où il m’emmena au « msid ». Il dit solennellement au « fquih » : «Je ne veux que ce «Barhouche» (mioche) apprenne le livre de dieu. N’hésite surtout pas à le battre s’il le faut. Toi, tu égorges et moi j’enlève la peau ! » Mon dieu, ils me prenaient visiblement pour un
agneau ! Je me voyais entrer à un abattoir au lieu d’une école coranique. Quel horrible cauchemar ! J’ai vite fait d’apprendre l’alphabet arabe et de commencer à apprendre par cœur les sourates coraniques de peur d’être égorgé ! Certes, j’ai appris à lire et à écrire avec le bâton, dans la douleur et la terreur mais j’ai appris. La fin justifie-t-elle les moyens ?
Vous l’avez sûrement deviné, cher lecteur potentiel (je ne doute nullement de votre intelligence), après l’école traditionnelle est venue l’école moderne, sinon je serais maintenant en train de lire le coran dans une mosquée ou une «médersa» !… J’ai vite aimé l’école moderne avec sa classe, son tableau noir, ses tables, son maître avec son tablier blanc, son cartable plein de cahiers, de livres et de fournitures scolaires. Je peux affirmer fièrement que c’était une partie de plaisir pour moi, contrairement à mes petits camarades morveux et crasseux qui voyaient pour la première fois de leur vie les lettres de l’alphabet arabe. Moi, je les connaissais savamment et savais parfaitement les lire et les écrire. Alors, je faisais office de petit instituteur et aidais mon maître à expliquer à ceux qui avaient de grandes difficultés ; cela veut dire les cancres ! Le fait d’aider le maître et même celui d’être un bon élève ne voulait pas dire que j’étais à l’abri du bâton. Bien sûr que non, voyons ! Le maître était le maître absolu, que ce soit dans sa classe ou dans la rue. Malheur à toi s’il te voyait dans la rue ! Quoi que tu fasses, le lendemain matin, prépare-toi, physiquement et psychiquement, au
châtiment ! Si tu le vois et tu ne viens pas lui embrasser la main, il te frappera sous prétexte que tu as manqué de respect à ton maître et que tu es un élève impoli et irrespectueux. Si tu le vois et tu viens embrasser sa main comme l’exigent les bonnes manières, il te punira quand même puisque tu étais en train de jouer dans la rue au lieu d’apprendre tes leçons chez toi. Avec lui, le passage à tabac était inéluctable ! De nos jours, des instituteurs pareils n’existent plus. Cette race a disparu à jamais !                                                                                                  (A suivre …)

Mostafa Houmir

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