Lumpenbourgeoisie et lumpenprolétariat

Par Abdeslam Seddiki

La pandémie de Covid­19 aura eu le mérite de révéler avec éclat les faiblesses du capitalisme. Partout à travers le monde, elle a mis à nu le drame des individus qui ne sont pas assurés contre une perte d’emploi ni contre la maladie. Dans la plupart des pays du Sud, elle a montré la vulnérabilité de leur économie et de leur dépendance vis-à-vis de  l’économie mondiale surtout dans les secteurs stratégiques comme la santé.

On le voit d’une façon cruelle avec les vaccins où la majorité des pays du tiers monde sont à la merci des multinationales, de la loi infernale du marché et d’une «aide publique au développement» distillée au compte-gouttes, laquelle aide ne fait en définitive que perpétuer les relations de domination tissées  entre des pays à niveaux de développement différenciés.

Mais  elle a aussi le mérite d’inciter les dirigeants de ces pays dépendants, du moins les plus lucides d’entre eux, à revoir un certain nombre de choix en matière de politiques publiques pour acquérir une certaine autonomie et  prendre leur destin en mains en comptant sur la mobilisation de leurs propres  ressources  et en s’appuyant sur le génie créateur de leurs peuples.  La crise est généralement un moment propice pour entamer des remises en cause et une occasion idoine pour déclencher le changement.  Un changement progressif, pour ne pas dire progressiste, il va sans dire.

Notre pays se trouve bel et bien dans cette posture. Il est à la croisée des chemins. Il n’a d’autre choix que de prendre  la  direction qui le conduira vers le dépassement d’un système excluant qui ne fait que reproduire à une large échelle la précarité sociale, la pauvreté  multidimensionnelle et les inégalités diverses.

Ainsi, le capitalisme à l’œuvre au Maroc, en tant que mode de production dominant, souffre de deux tares fondamentales : il s’accommode  des formes de production précapitalistes. En faisant  jouer aux structures traditionnelles un certain nombre de fonctions qui relèveraient normalement de ses responsabilités, il  parvient à assurer la reproduction de la force de travail à moindre coût et à maintenir les salaires à leur bas niveau.

C’est ce que la littérature marxiste désigne par « soumission formelle » du travail au capital. Exemple de cette soumission ? La politique de l’agrégation dans l’agriculture. A travers cette politique, les biens alimentaires, qui constituent la composante essentielle  de la valeur de la force de travail (salaire), sont vendus par les producteurs paysans à des prix non rémunérateurs.

Ce qui fait que la politique des bas salaires a comme corollaire l’appauvrissement de la paysannerie marocaine et le retard du monde rural d’une façon générale. Le fait que   la pauvreté est à 70% d’origine rurale en dit long à ce sujet. C’est la même grille de lecture   qu’il convient d’appliquer pour une compréhension scientifique du secteur dit « informel ». Ce dernier est l’enfant illégitime d’un capitalisme «périphérique» et d’une «lumpenbourgeoisie» pour reprendre les termes d’un ouvrage  de l’économiste germano-américain A.G Frank «lumpenbourgeoisie  et lumpendéveloppement».

La deuxième tare du capitalisme marocain, qui découle d’ailleurs de la première,  réside dans la lenteur de sa transition d’une croissance extensive vers une croissance intensive. Le Mode de production dominant s’appuie essentiellement sur une exploitation extensive de la force de travail : un travail peu qualifié, sous- rémunéré et sans stabilité ni assurance. C’est ce qui ressort des statistiques publiées  régulièrement par le HCP et dont les dernières en date concernent l’année 2020.

Ainsi, 54,3% des actifs occupés n’ont aucun diplôme, 30,5% ont un diplôme de niveau moyen et seuls 15,2%  disposent d’un diplôme de niveau supérieur ; à peine  24,7% bénéficient d’une couverture médicale liée à l’emploi;  55,2% ne disposent d’aucun contrat formalisant leur relation avec l’employeur; environ 14% des actifs occupés exercent un emploi non rémunéré.

Ces chiffres sont parlants et se passent de tout commentaire ! Comment faire pour passer à un «stade évolué du capitalisme» qui passe nécessairement par l’élargissement des rapports de production capitalistes comme étape historique dans l’évolution de notre société mais avec une bourgeoisie «révolutionnaire» disposant d’un projet de société et attachée à une philosophie libérale  telle qu’elle a été élaborée par les pères fondateurs.  Bien sûr,  on connait les difficultés qu’elle rencontre pour s’émanciper eu égard aux conditions de sa naissance du fait qu’elle n’est pas sortie des entrailles de la «féodalité» comme cela a été le cas de la bourgeoisie occidentale. Cette anomalie congénitale risquera de peser  pour longtemps dans l’évolution  de la société marocaine.

D’aucuns y trouveraient prétexte pour plaider en faveur d’un dépassement de ce «capitalisme  difforme». Personnellement, je ne souscris pas à un tel raisonnement  qui prêche par un subjectivisme excessif et relève d’une certaine  logomachie  révolutionnaire   dont l’histoire a montré  les limites.  Dans l’étape actuelle,  plutôt que de vouloir  dépasser le capitalisme,  il faut chercher d’abord à le corriger, le réguler et l’humaniser.  «Le capitalisme est un cheval fougueux : il peut facilement s’emballer, échappant à tout contrôle. Mais si on lui tient fermement les rênes, alors il va là où l’on veut»  écrivaient, dans un autre contexte,  deux auteurs dans un récent ouvrage intitulé «le pouvoir de la destruction créatrice».

C’est une tâche historique qui incombe à  toutes les forces vives de la Nation sans exclusive, y compris parmi les éléments de la bourgeoisie qui veulent  s’assumer pour contribuer à  faire l’histoire au lieu de la subir. En œuvrant pour le développement du capitalisme  et sa transformation de l’intérieur en un capitalisme à visage humain,  respectueux des principes de l’Etat de droit et de la dignité humaine, on aura franchi un pas important vers la création  des conditions de son dépassement pour aller vers une vie   meilleure. Telle est la voie  du salut.

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