«Mon roman s’insurge contre la société misogyne et discriminatoire»

Entretien avec l’écrivain, Mounir Serhani

Mounir Serhani 1Mounir Serhani est l’une des jeunes voix singulières qui enrichit le paysage littéraire et culturel marocain. Son roman «Il n’y a pas de barbe lisse» paru en 2016 aux Editions Marsam reste d’actualité. Un texte certes un peu choquant, mais il met les mots sur les maux de la société. «Pour moi, ce roman rejette l’exclusion et prône surtout ce credo : recevoir l’autre dans sa différence et revisiter une autre perspective de la religion, soit celle des Lumières où tout est amour et illumination.», nous confie le romancier. Un roman d’actualité, «Il n’y a pas de barbe lisse» donne la parole à Fatima Zahra qui se livre aux lecteurs, pousse son cri au-delà des frontières et dénonce les stéréotypes et l’esprit d’une société misogyne et discriminatoire.

Al Bayane : Un roman d’actualité. «Il n’y a pas de barbe lisse», paru en 2016 aux Editions Marsam met les mots sur les maux d’une société en mutations. A priori peut-on considérer le protagoniste principal du roman, Fatima Zahra comme une incarnation d’une société masculine, patriarcale et soumise ?

Mounir Serhani : Je dois avouer que ce roman m’a beaucoup torturé bien qu’il s’agisse d’un écrit qui n’a rien à voir avec ma vie. Nous ne sommes pas sans savoir que le vécu, «ce moi profond», comme dirait Bergson, est plus riche que notre vie comme elle advient. Donc, ce roman m’a été comme un fardeau dont je voulais me débarrasser coûte que coûte. D’abord, je devais donner la parole à mon personnage féminin, FZ ; et vous imaginez la difficulté de cette entreprise. Un homme est-il apte à se substituer à une femme et vivre dans sa peau, ne serait-ce que durant une centaine de pages ? « Il n’y pas de barbe lisse » est un cri, il est vrai, qui se révolte contre une société misogyne où la femme est un être de second degré, un individu mineur et bien sûr inférieure à l’homme. Ce faisant, je posais sans cesse des questions à mes amies femmes, pour ne pas traiter ce sujet épineux naïvement ou même de manière superficielle. Je respecte énormément les femmes d’autant plus que j’ai une mère qui a beaucoup évolué avec moi en surpassant ses lacunes d’analphabète. C’est pour vous dire que mon rapport aux femmes a été derrière la genèse de ce texte un peu choquant, peut-être pour certains lecteurs dont l’horizon d’attente est dicté encore par les bienséances surannées et des convictions stéréotypées dépourvues du savoir éclairé. Mon personnage féminin existe bel et bien dans la réalité. En effet, ma première rencontre signature l’année dernière au Golden Farah, organisée par Rotary Casa Corniche par mon ami Khalid Mhammedi, était un moment émouvant, surtout quand un rotarien grand avocat a eu les larmes aux yeux en se souvenant, à la lecture de la quatrième de couverture de mon roman, d’une ancienne cliente ayant subi le même traumatisme psycho-affectif. A ce moment là, j’ai compris que je n’avais pas tort de donner la parole à une jeune femme hantée par la figure monstrueuse de son père. Oui, mon roman s’insurge contre la société misogyne et, pire encore, discriminatoire.

Dans le roman on y croise ce paragraphe dans la page 12 : (…) «Ce n’était pas la même chose à l’école. Les garçons m’évitaient et les filles me parlaient avec beaucoup de réserves. On me surnommait avec sarcasme : Tortue Ninja». Il y a quelques jours, la polémique sur l’interdiction de la «burka» a enflammé la toile. Du coup, il y a ceux qui disent qu’elle n’est même pas un vêtement. Qu’est-ce que vous en pensez ?

Mon texte est certainement d’actualité. Les violences commises au nom de la religion, les doubles discours tenus par certains politiciens, les faux débats, les condamnations insensées au nom d’une morale plus «intéressée» qu’humaniste, l’unicité idéologique… Puis, cette question du vestimentaire qu’on veut justifier par des arguments fallacieux (absence du bien-fondé) a été traitée dans mon roman sans doute de manière esthétisée et sur un ton sarcastique. Toujours est-il que l’habit n’est pas unique et ne se soumet normalement à aucune aliénation. Or, quand le vestimentaire voile l’identité, il devient dangereux et nuit indéniablement à l’ordre social. Il est vrai que FZ était la risée de tous ses camarades à l’école à cause de son accoutrement rocambolesque, mais il n’en demeure pas moins que cette image est là pour nous dire que la forme ne devrait nuire ni à l’individu ni à son entourage. Nous devons vivre à visage «humain» pour pouvoir se reconnaître. Dans mon essai sur le texte coranique, «L’Islam au risque de l’interprétation», j’évoque cette problématique : la lecture littéraliste des textes sacrés mène au fanatisme qui déchire le tissu de la nation. Le sectarisme est déjà visible au niveau de la forme et risque tôt ou tard de ronger le fond. Au Maroc, nos grands-mères portaient le haïk et étaient extrêmement libres et amoureuses de la vie. Mais cet habit n’était pas importé. Il était le nôtre, de notre identité. Au lieu de parler encore de ma propre œuvre, je préfère vous faire part de ce témoignage signé J-F-Clément qui m’a écrit récemment un mail où il exprime son admiration pour les deux romans : «Ce texte, véritable manifeste d’une nouvelle forme littéraire, posait des questions essentielles à la fois sur son sujet, la radicalisation islamiste dans ses causes suicidaires, secondairement criminelles, mais également sur la technique d’écriture romanesque au Maroc.

Tant de questions ont été abordées implicitement dans le roman dont le corps, le profane, le sacré, la réconciliation avec soi et avec le monde, le rêve, l’imaginaire comme issue, le vivre ensemble… sachant que ce roman est de la pure fiction, mais dans un contexte pareil, avez-vous l’intention de répondre à certaines questions d’actualité à travers l’écriture romanesque?

Je n’ai pas de message à faire passer. Quand j’écris, je pense plus à mes personnages, à l’intrigue et à l’émotion qu’aux leçons de vie. Le roman m’est un espace plus vaste et plus généreux que les autres genres. C’est le genre humain qui m’intéresse, en premier lieu. Je tente de percer le mystère de cet être bizarre, paradoxal, fragile, faillible et pluriel. Mes lectures dans le domaine de la psychologie et de la psychanalyse m’ont beaucoup servi et me servent encore dans l’établissement d’un univers regorgeant d’états d’âme contingents, de troubles, de réminiscences obsédantes etc. L’inconscient de mon texte défend certaines valeurs universelles telles que la tolérance, la pluralité des discours, le vivre ensemble, la liberté, l’égalité entre les sexes, et se révolte contre certaines tares de notre société ou du monde dans lequel nous vivons. Pour moi, ce roman rejette l’exclusion et prône surtout ce credo : recevoir l’autre dans sa différence et revisiter une autre perspective de la religion, soit celle des Lumières où tout est amour et illumination. Les soufis cités dans le texte ont aidé FZ à renaitre à une autre forme religieuse : l’Amour.

Y aurait-il une adaptation de ce roman au cinéma?

Mon ami Lahcen Zinoune a lu «Il n’y a pas de barbe lisse» et à l’issue de sa lecture il m’a écrit un message élogieux qui dépasse mes mérites. Son œil d’artiste-réalisateur et son regard d’esthète ont pu y voir tout ce qui relève des techniques cinématographiques d’autant plus que je suis convaincu que le roman ne doit en aucun moment sombrer dans la cécité ! En d’autres, un roman se doit, à mon sens, d’être visuel. Une sorte d’hypotypose permettant au lecteur de voir et de regarder ! Zinoune a beaucoup apprécié la polyphonie de mon roman dans la mesure où cette technique est pour lui «très cinématographique» et «la diversité des points de vue» procure une vision panoramique et méticuleuse aussi bien du personnage que de l’histoire. Nour Eddine Lakhmari avait assisté à ma rencontre autour du roman… Qui sait ! Sans doute mon roman réussirait-il à attirer l’attention d’un producteur ou d’un réalisateur amis !

Qu’est-ce qu’écrire pour Mounir Serhani ? Et pour quelle fin écrivez-vous?

L’écriture me sauve de moi-même. Ecrire est un acte solitaire qui m’invite paradoxalement à dialoguer avec d’autres êtres bienveillants et protéiformes. L’écrivain est, quant à lui, censé être un grand lecteur assidu ; il lit plus qu’il écrit ou disons le autrement il lit beaucoup pour écrire peu ! L’écriture pour moi se nourrit d’une angoisse perpétuelle et sans issue. Et cet insoluble est à mes yeux une forme de salut, une solution. L’écriture m’est thérapeutique, une espèce de cure qui me réconcilie avec moi-même et me sauve de la mort. Je vais citer mon écrivain fétiche, E Cioran, qui dit que chaque livre écrit est un suicide différé.

Le «Hangar» est votre nouveau roman paru très récemment aux éditions Orion. Parler nous de prime abord de cette nouvelle maison d’édition, voire cette nouvelle aventure. Comment a-t-elle été créée ? Pouvez-vous donner un avant-goût de ce roman aux lecteurs?

Le Hangar est un roman qui raconte l’histoire d’un collectionneur d’art mégalomane, névrosé et arnaqueur. Voici l’essentiel de l’intrigue ! Je continue mon travail sur le genre humain en fouillant dans les strates de l’intériorité, mais cette fois-ci dans le monde de l’art et des œuvres d’art, la vie des artistes et les coulisses d’un être à part qui va de l’essor au déclin, des splendeurs aux misères toujours aux dépens des autres et rarement au détriment de son ego hypertrophié. J’ai choisi de vous dédier en exclusivité le texte de couverture écrit par Jean François Clément en guise d’avant-goût :

«Imaginez que vous rencontriez soudain (à Rabat ou ailleurs) un collectionneur d’art, non pas un galeriste qui espère vendre tout ce qu’il montre, mais bien un collectionneur obsessionnel. Tout va bien pour lui. Tout le monde admire cet homme. Sauf peut-être quelques personnes qui le connaissent particulièrement, à commencer par lui-même. Ce roman pose des questions essentielles : existe-t-il vraiment un marché de l’art ? Quels liens entretiennent exactement entre eux ses acteurs, artistes, galeristes, marchands d’enchères et collectionneurs ? Qu’arrive-t-il quand on se réveille des illusions qui se développent dans le cadre de ce marché très particulier situé en limite du champ de l’art ? Pour répondre à quelques-unes de ces questions, il est urgent de lire ce livre, nécessaire cure de désintoxication».

Le Hangar sera publié chez ORION éditions, une maison fondée par des iraquiens résidents au Maroc et s’intéressant à la culture marocaine, en partenariat avec des intellecuels marocains et des éditeurs français. Cette «aventure» promet et s’annonce très ambitieuse surtout que les fondateurs aspirent à la diffusion large des livres, les nôtres, aussi bien au Maroc qu’à l’étranger (France, Belgique, Canada, Espagne, États Unis…). Le credo de cette maison d’éditions m’a semblé différent et digne de soutien et d’encouragement. Il est au service du livre et des écrivains marocains. J’aimerais donc citer ici la présentation de cette maison par ses initiateurs qui considèrent «qu’Orion est une nouvelle maison d’édition qui a de très grandes ambitions. Dans un paysage littéraire où l’édition est le parent pauvre en termes de visibilité, de diffusion et de retombées critiques et médiatiques, la naissance d’une nouvelle structure qui obéit à des standards internationaux, avec des connexions internationales, pour diffuser et distribuer les livres marocains ailleurs, est une bonne nouvelle. Orion Editions veut faire connaitre les auteurs marocains au niveau mondial. Elle veut leur donner la chance d’aller rencontrer d’autres lecteurs, un peu partout dans le monde. Orion Editions à des relais en Europe, au Moyen Orient et en Amérique du Nord (USA et Canada) pour la traduction, les Salons de livres, les grandes messes dédiées à la littérature et aux livres d’arts, avec plusieurs collections toutes dirigées par des Marocains : Poésie, Roman, Arts plastiques, Sciences Humaines, l’Islam en Question, Biographèmes et les Grands entretiens d’Orion, sans oublier bien sûr les livres d’art».

Le Maroc est invité d’honneur des deux Salons du Livre : Paris et le Caire. Quelle est la portée de ces évènements culturels pour le Livre et l’édition marocains?

Il s’agit bien évidemment de deux grands évènements culturels. Paris consacre le livre et l’auteur marocain et Le Caire rend également hommage à la culture d’un pays voisin. C’est un vecteur de rayonnement et de rencontre. L’édition marocaine y est présente pour faire connaître ses livres et ses auteurs. Du coup, une économie du livre tirera sans aucun doute profit. Nous avons besoin de ces manifestations culturelles à l’échelle internationale pour que la voix de l’écrivain marocain soit plus audible, car il est le plus apte à représenter ce pays ancré dans une culture extrêmement diverse et plurielle. Nous avons besoin, plus que jamais, de cette communication susceptible de prouver que le Maroc culturel est une exception. D’ailleurs, je suis malheureux de constater que la liste des écrivains présents au Salon du Livre de Paris se contente de 34 dont certains résident à Paris même et que plusieurs écrivains marocains de langue française, autant dynamiques que prolifiques, aient été dispensés d’une telle invitation ! Que le Maroc soit l’invité d’honneur d’un pays comme la France ou l’Egypte ne peut que montrer que la vie culturelle marocaine est en bonne santé. Que le plaisir perdure et que la meilleure œuvre advienne!

Mohamed Nait Youssef

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