Nouvelles espérances ou nouvelles utopies ?

Occupy, Indignés, Nuit debout…

«Nuit debout pourrait être enceinte d’un jour nouveau»

Edgar Morin

On pourrait commencer cette chronique en paraphrasant un intellectuel critique célèbre : un spectre hante l’Europe, celui de l’occupation des places. Quelque part, en effet, Marx est en train de se frotter les mains de jubilation face au spectacle qui s’offre à lui : le retour en force de la pensée critique, y compris sous forme de demande sociale et surtout le regain des mouvements de contestation à travers la planète notamment au cœur  de l’Europe.la guerre entre capital et travail reprend de plus belle. Une contestation qui prend une forme originale, celle de l’occupation des places. La dernière en date qui continue à nourrir l’actualité est celle de Paris, intitulée symboliquement Nuit debout.

«Merci Patron». Tout a commencé avec la projection d’un film, un documentaire, Merci Patron, du journaliste François Ruffin, qui raconte la prise en charge d’une entreprise par ses salariés. La projection a eu lieu dans le sillage du mouvement social né contre la nouvelle loi de travail. Les débats qui ont suivi le film se sont prolongés et ont entraîné un désir commun de passer à autre chose, de faire autre chose.

François Ruffin et ses amis ont pensé alors à un lieu de réunion de citoyens pour permettre la «convergence de luttes dispersées». Le mouvement Nuit debout connaît alors un succès inespéré. Depuis, la place de la République à Paris ne désemplit pas et plusieurs autres villes ont connu un phénomène similaire.

La formule est inédite : elle défend l’idée d’une circulation de la parole horizontale. Le mouvement n’a pas de leader ni d’organe dirigeant. C’est l’assemblée générale qui est souveraine. Edgar Morin, le plus grand philosophe sociologue français contemporain, s’est rendu sur la place et a mis en exergue ce qui fait la force de ce mouvement et le situe dans le contexte du monde d’aujourd’hui en manque de perspective. Pour le sociologue, cette occupation transversale de la place restitue l’essence originelle de la démocratie qui est née dans la place publique, l’agora. Son originalité majeure, il ne pose pas de revendications catégorielles spécifiques, fait de lui l’expression du besoin d’une nouvelle forme d’organisation sociale, l’attente d’une nouvelle civilisation.

Cette nouvelle forme de contestation intervient à un moment où la démocratie représentative s’essouffle. «Ceux qui nous représentent ont fini par ne représenter qu’eux-mêmes», dixit Edgar Morin. C’est à une demande de  renouvellement de la pensée politique que nous assistons. Le mouvement d’occupation des places est en effet mondial. En Espagne, on vient de célébrer le cinquième anniversaire du mouvement des Indignés qui avait investi les places publiques le 15 mai 2011. Et le mouvement, une vague de contestation populaire qui occupe une place publique est loin de se concentrer en Europe. Le printemps arabe avec notamment la place Tahrir, les Etats-Unis avec Occupy Wall street en sont une éloquente illustration.

A tel point que la place publique devient une litote : à Tahrir au Caire, Gezi à Istanbul, Maïdan à Kiev, l’emplacement désigne l’événement historique qui y a eu lieu.

Dans ce focus spécial Places publiques, nous donnons la parole à des sociologues qui, tout en étant des acteurs du mouvement, portent un regard critique empathique en quelque sorte sur ce qui fait son énergie et ce qui laisse dire ses limites.  Une action politique qui met en avant des valeurs d’égalité, de démocratie, valorisent de nouvelles formes de socialité et mettent déjà en branle un mouvement d’idées  qui sans épouser leur manière de faire incite à  prendre en compte les attentes des nouvelles générations. On ne comprendrait pas l’apport d’un Bernie Sanders aux USA, du Syriza grec et du Podemos espagnol en dehors de l’impact du mouvement de l’occupation des places.

Mohammed Bakrim

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Fréderic Lordon

Une nouvelle conscience politique critique

lordonFréderic Lordon est économiste et sociologue français. Il intervient souvent dans les débats organisés dans le cadre de Nuit debout. Il développe une pensée de rupture avec le capitalisme.

Beaucoup voient en Nuit debout un phénomène générationnel. Pourquoi cette jeunesse, qu’on prétendait par ailleurs dépolitisée, déploie son être politique en dehors des canaux institutionnels?

Pour ma part, je suis assez réticent à l’idée d’enfermer Nuit debout dans la catégorie de «phénomène générationnel». Assez souvent, le recodage «générationnel» d’un phénomène social est le propre du commentaire médiatique — et, reconnaissons les choses avec lucidité, l’une des raisons pour lesquelles l’accueil médiatique de la Nuit debout n’a pas été jusqu’ici trop mauvais, les journalistes répondant, la plupart du temps sans s’en apercevoir, à des rapports d’affinité sociologiques — qui sont totalement absents lorsqu’il s’agit de mouvements syndicaux classiques et, de manière tout aussi inconsciente, les médias s’abandonnent alors à un racisme social ouvert. En tout cas, le point important est celui-ci : le recodage générationnel risque toujours de fonctionner comme un opérateur de dépolitisation. C’est juste une «histoire de jeunes», donc une histoire sans importance qui passera dès qu’ils seront devenus vieux — le plus vite possible, espère-t-on, et entre temps, on est prêt à faire preuve de mansuétude pourvu que ça n’aille pas trop loin. Voilà typiquement où mène l’analyse «générationnelle»… Ceci étant dit, j’observe, même si c’est depuis mon point de vue qui est partiel comme tous les points de vue, une effervescence intellectuelle et politique inédite de la jeunesse étudiante et même — c’est un fait extrêmement marquant — lycéenne.

Lors de votre allocution du 31 mars, vous en appeliez au «désir politique qui pose et qui affirme». En pleine crise de l’Etat-nation et du politique, qui serait le sujet de ce désir et de quels «objets politiques» pourrait-il/devrait-il se saisir ? Et que répondriez-vous à tous ceux qui qualifient cette «affirmation», renouvelée tous les soirs place de la République, de purement «volontariste»?

Le sujet de ce désir est insaisissable ex ante. Le «nous»  se construit dans le processus même de ses réalisations. «Convergence des luttes» est une sténographie qui dit son désir d’être le plus large possible — et si l’on veut en nommer plus explicitement les composantes : la jeunesse urbaine précarisée, les classes ouvrières syndiquées (et en réalité plus largement le monde du travail), les quartiers abandonnés des banlieues. Quant à ses objets, il les élira lui-même. Il est certain en tout cas que ce mouvement ne doit pas s’abandonner au ravissement intransitif de soi, et que si son énergie ne se convertit pas en désirs déterminés — en objectifs politiques explicites-, il restera improductif. Conserver ce sens de l’objet suppose d’en rappeler en permanence la nécessité dans les débats pour lutter contre l’éparpillement. Pour ma part, je pense à quelque chose comme un mouvement «télescopique». J’entends par là qui se donnerait une gradation d’objectifs, allant du (proche) retrait de la loi El Khomri à la (lointaine) écriture de la constitution d’une république sociale, en passant par toute une série d’idées «intermédiaires» à imposer dans le débat politique, à l’image par exemple de l’imposition faite aux banques de se désengager de toutes les activités spéculatives, mais on pourrait mentionner bien d’autres choses de ce registre. Y a-t-il dans tout ça un «volontarisme de l’affirmation» ? Mais quelle politique ne procède pas ainsi ? Même si évidemment, elle ne peut pas s’en contenter, l’intervention politique joue essentiellement du performatif. Dire «il y a» est un moyen de contribuer à faire exister la chose dont on dit qu’elle existe avant qu’elle n’existe vraiment. Et c’est vrai : c’est un type d’intervention qui a tout du pari ! Pour autant, même si le pari est perdu, il sème quelque chose qui fera son chemin : une idée, le sens d’un problème, une exigence, etc.

Sieyès, lors de la Révolution française, énonçait le principe de la démocratie représentative : la volonté populaire ne peut s’exprimer que par les représentants du peuple.

De par sa configuration même, Nuit debout remet en question ce principe et la démocratie représentative y est durement critiquée à chaque assemblée générale (AG). Quels nouveaux modes de décision/légitimation/création politiques vous semblent laisser entrevoir Nuit debout?

Ce que je vais dire a sans doute tout pour prendre à rebrousse-poil les inclinations spontanées de la Nuit debout mais tant pis. Je pense qu’à l’échelle macroscopique, il n’y a pas de politique sans une forme ou une autre d’institutionnalisation, et même de représentation. Au demeurant, l’AG de la Nuit debout n’est même pas conforme au modèle d’horizontalité pure qu’elle revendique d’accomplir. Par exemple, il n’y a pas d’AG sans règles — règle du tour de parole, règle du temps de parole, respect de la personne modératrice, règles gestuelles de manifestation des opinions, etc. — et ces règles ont par définition un caractère institutionnel et verticalisé puisqu’elles s’imposent à tous, qu’elles font autorité, que tous les reconnaissent — conceptuellement, la verticalité c’est cela. Nous avons donc d’emblée affaire, et dès cette échelle, à de l’institutionnel-verticalisé, ce qui prouve bien l’inanité d’un mot d’ordre maximaliste d’horizontalité pure, en fait intenable. La vraie question n’est pas dans d’absurdes antinomies «institutions vs. pas d’institution» ou «horizontal vs. vertical», mais dans la manière dont nous agençons nos institutions et dont nous parvenons à contenir la verticalité que nécessairement nous produisons du simple fait de nous organiser a minima collectivement. Quoiqu’elle se verticalise de son propre mouvement, la Nuit debout peut cependant se maintenir fermement dans une configuration aussi proche que possible de ses idéaux d’horizontalité et de démocratie directe. Mais elle ne le peut sans doute qu’en raison de sa taille et de l’échelle réduite à laquelle elle opère. Il faut donc tenir ensemble deux idées qui en réalité n’ont rien de contradictoire : d’une part, la configuration institutionnelle d’une collectivité à l’échelle macroscopique, disons nationale, ne saurait être le simple décalque du modèle expérimenté à l’échelle de la place de la République ; mais inversement la Nuit debout illustre en elle-même des principes génériques qui doivent guider l’élaboration d’une configuration institutionnelle globale : subsidiarité maximale, c’est-à-dire la plus grande délégation d’autonomie possible aux niveaux locaux, méfiance à l’égard du potentiel de capture que représente toute institutionnalisation, contrôle serré des représentants et des porte-paroles — contrôle qui signifie révocabilité permanente (quoique réglée) —, organisation de l’écoute constante des niveaux d’organisation inférieurs par les niveaux supérieurs, en particulier pour ne pas laisser aux niveaux supérieurs le monopole de l’initiative qui transformerait les niveaux inférieurs en simples chambres d’approbation. Les idées doivent circuler dans les deux sens, et les niveaux supérieurs continuer de s’inspirer des niveaux inférieurs.

Savoir étendre Nuit debout aux classes populaires des banlieues vous semble être une condition nécessaire à son succès et a sa légitimité. Et quid des classes populaires de la «France périphérique», passablement lepenisées? Comment s’adresser aux uns sans susciter la réprobation des autres ? Et, faute de trouver un langage commun, y aurait-il le danger d’une sorte de réaction populaire pro statu quo «gaulliste» comme en 68?

C’est une question tellement décisive qu’elle en est presque douloureuse… Quand on voit déjà les difficultés à simplement faire agir de concert des fractions politisées mais sociologiquement hétérogènes comme les classes ouvrières syndiquées et les milieux du militantisme urbain, on mesure plus lucidement les barrières à franchir pour nouer le contact avec d’une part, les populations des quartiers, et d’autre part, celles de ce que vous appelez la «France périphérique» — Je n’ai même pas besoin d’insister sur tout ce qui d’ailleurs oppose ces deux populations… Il ne faut pas se raconter des histoires : un surgissement événementiel comme la Nuit debout n’a en lui-même aucun pouvoir de retravailler aussi profondément le terreau social pour y produire une modification massive comme la délepénisation. Ce sont là des affaires de militantisme local, opiniâtre, le plus souvent invisible, qui part à la reconquête des gens un par un ou presque. Ce à quoi peut toutefois contribuer un mouvement comme la Nuit debout, c’est de remettre en place dans le paysage politique d’ensemble une vraie proposition de gauche qui, si elle fait son chemin, pourra à terme apparaître comme une alternative envisageable par tous ceux pour qui le FN est devenu la seule figure de l’alternative. Inutile de le dire, c’est là une œuvre de longue haleine…

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Comprendre les mutations des mouvements sociaux

D’Occupy à Nuit Debout :

L’inconscient politique du mouvement des places

Geoffroy de Lagasnerie

de lagasnerieGeoffroy de Lagasnerie est philosophe, sociologue. Son dernier ouvrage «Juger, l’état pénal face à la sociologie» a suscité un vif intérêt. C’est un familier de la place de la République où il anime des débats transversaux. C’est une figure montante de la nouvelle pensée critique.

Quand un mouvement politique émerge, la position de l’intellectuel est toujours compliquée, surtout quand il souhaite que la mobilisation réussisse. Soutenir inconditionnellement, c’est se dissoudre comme intellectuel et ne pas assumer que la pensée puisse nourrir la pratique surtout quand elle est en désaccord avec la manière dont la pratique se pense. Mais critiquer, c’est prendre le risque de nuire à la mobilisation ou d’être perçu comme un adversaire.

Je conçois ce texte comme une discussion interne au mouvement social. Il partage la même ambition : la prolifération des luttes et des contestations. Mais c’est au nom même de cette ambition que je crois nécessaire de proposer une réflexion sur Nuit Debout et la conception de la politique dont elle est le produit. Je me demande si la relative stagnation de ce mouvement n’est pas due à sa constitution même. Ce qui doit nous inciter à interroger l’inconscient politique de ce mouvement et les catégories de la gauche critique et du mouvement social.

«Nuit debout» ne nait pas de nulle part. Ce mouvement n’a rien de spontané. Il est le produit d’une histoire de la théorie et de la politique. Il s’appuie sur des cadres idéologiques précis et reprend des formes d’actions qui se sont stabilisés depuis au moins dix ans, notamment avec Occupy Wall Street et les «mouvements des places».

Ce mode de protestation rompt avec l’action traditionnelle. Il ne se déploie pas comme affirmation d’intérêts particuliers ou d’identités spécifiques – les ouvriers, les paysans, la marche des fiertés LGBT, la marche des beurs, etc. Il se pense comme un mouvement général : par le rassemblement et l’occupation de l’espace public. Les citoyens créent du commun, ils construisent un « Nous » qui fait jouer une souveraineté populaire contre les institutions, les pouvoirs, l’oligarchie, etc.

Bien qu’ils soient nouveaux dans leur forme, les mouvements comme Occupy ou Nuit debout relèvent d’une conception traditionnelle de la politique. Ils s’articulent à un certain nombre de concepts hérités du contractualisme : «espace public», «citoyenneté», «rassemblement», «Nous», «communauté». Ils s’inscrivent ainsi dans une tradition bourgeoise contre laquelle s’est définie la critique sociale depuis Marx. De ce point de vue, Nuit Debout pourrait bien être un effet de l’effacement de la pensée marxiste et sociologique.

Des émotions politiques fortes

La rhétorique des «citoyens», des «99%» qui se soulèvent pour donner naissance à ce que Varoufakis a appelé un «printemps des peuple», crée assez facilement des émotions politiques fortes. Ce dispositif installe pourtant une scène contestable et problématique. D’abord, l’utilisation de ce vocabulaire fait que les mouvements émancipateurs tendent à parler le même langage que l’Etat. Après tout, les notions de «peuple», de «communauté des citoyens», d’ «être ensemble», saturent les discours officiels de la classe politique. N’est-il pas étrange d’utiliser les mêmes mots et les mêmes représentations du monde social que ceux que nous combattons ? Mais surtout, à travers des concepts comme «le peuple», «le commun», la politique contestataire tend à cultiver de curieux fantasmes d’appartenance et d’inclusion. Cette rhétorique est issue de la critique du néolibéralisme, associé – à tort – à l’individualisme, à l’atomisme, à la destruction du lien social, en sorte que lui est opposé le «besoin d’être ensemble» comme si ce dont les gens souffraient étaient d’être individualisés et pas d’être soumis à des forces collectives et à des destins communs… Au prétexte de la lutte contre le néolibéralisme, une humeur idéologique s’installe qui érige comme forces négatives la dissidence et la liberté individuelle et à régénérer des pulsions d’ordre dans la gauche.

Mais l’enjeu le plus important concerne le statut des catégories fantasmatiques de peuple, de communauté, de citoyen qui fondent le mouvement. Ces concepts, cela va de soi, sont des fictions. Le peuple, la souveraineté populaire, la volonté générale, la société, le commun… ça n’existe pas et ça n’existera jamais. Il n’y a aucune raison que deux personnes jetées arbitrairement au monde sur un même territoire ressentent des affects communs. Et l’idée selon laquelle il pourrait exister des moments où tout le peuple serait rassemblé sur une place n’a aucun sens. Cela ne s’est jamais produit ni pendant les printemps arabes, ni pendant la révolution française. Et cela ne se produira jamais. Un mouvement est toujours oppositionnel : il oppose des classes d’individus à d’autres.

Rien à revendiquer

Il y a toujours ce que Didier Eribon appelle des voix absentes, mais aussi des luttes internes, des oppositions violentes, etc. Dès lors, la représentation de la politique comme rassemblement et constitution d’un peuple fait fonctionner une norme de l’action inatteignable et impossible. Nécessairement spécifique, chaque mouvement est donc condamné à se vivre comme insuffisant, ni assez efficace, ni assez mobilisateur. Au lieu de donner des moyens d’agir, cette mythologie crée un décalage entre ce que nous sommes réellement, ce que nous faisons et ce que nous pensions ou voudrions faire. En sorte qu’il nous dépossède d’une capacité d’agir plutôt qu’il ne nous donne des armes.

Mais peut-être faut-il penser le caractère problématique des notions fictives à l’œuvre dans l’inconscient politique du mouvement des places autrement. S’il est vrai que «le peuple», «la souveraineté populaire», le «commun», le «citoyen», ça n’existe pas, alors il faut demander : qui peut parler ce langage ? Qui, lorsqu’il ou elle se mobilise, peut se penser comme un citoyen et non comme un individu spécifique faisant apparaitre des problèmes singuliers dans l’espace public. Bref : qui peut se représenter ses intérêts particuliers comme les intérêts du «peuple» ? Ce sont évidemment ceux que l’on retrouve sur les places : les individus de la petite bourgeoisie blanche urbaine appartenant souvent à la fonction publique ou aux milieux culturels et étudiants. Ces individus, très situés dans le monde social, incarnent la norme abstraite sur laquelle la citoyenneté républicaine est construite. Ils sont donc prédisposés à se voir comme exprimant «la» citoyenneté et «la» république. Lorsqu’ils font quelque chose, pour eux, c’est «le peuple» qui fait quelque chose. Lorsqu’ils se rassemblent, ce n’est pas un groupe spécifique qui se rassemble : c’est le «commun» qui émerge… C’est ce qui explique pourquoi le mouvement s’est fondé sur l’idée irresponsable selon laquelle il ne fallait rien revendiquer ou que revendiquer c’était se soumettre. On pourrait presque se risquer à dire que font partie de ce mouvement des gens qui n’ont rien à revendiquer parce qu’ils ne manquent de rien, et qui n’ont donc rien à demander si ce n’est «la fin du système».

Une scène politique organisée autour des catégories de «commun», de «République sociale», de «souveraineté populaire» ne peut pas ne pas produire l’exclusion de celles et ceux qui ne peuvent à l’inverse que se penser comme membre d’un groupe particulier : les ouvriers, les chômeurs, les paysans, les précaires, les noirs, les arabes, les musulmans, les juifs, les gays et lesbiennes, les prisonniers, les sans-papiers, etc. Car lorsqu’ils se mobilisent, ces individus qui vivent ces expériences d’oppression veulent affirmer un intérêt particulier, revendiquer quelque chose, dire que quelque chose ne va pas. Ils ne veulent pas créer du commun mais fracturer le monde.

Renouer avec les singularités

D’où les scènes d’incompréhension que l’on a observées entre la Nuit debout et les quartiers nord de Marseille, ou entre nuit debout et les syndicats. L’absence de ces groupes n’est ni un accident que l’on pourrait combler en allant tisser des liens (même si c’est évidemment souhaitable) ni un fait qui s’explique pour des raisons extérieures au mouvement. Elle est une conséquence logique de la construction symbolique du mouvement comme une sphère de citoyens qui refusent de revendiquer et se rassemblent pour débattre et écrire une nouvelle constitution. Parce que Nuit Debout s’est construit autour de la rhétorique du peuple et du commun, il a mécaniquement attiré à lui ceux qui pensent leurs intérêts particuliers comme universels et a exclu les dominés du mouvement. L’inclusion des uns est solidaire de l’exclusion des autres – et toutes sont une conséquence du dispositif social, institutionnel et conceptuel dont ce mouvement est le produit.

C’est à condition de produire des sujets politiques qui ne se constituent non pas dans l’horizon d’un peuple mais dans leur singularité que l’on pourra faire proliférer des énergies contestataires. Pour que Nuit debout soit le début d’une nouvelle politique, il faut qu’il renoue avec un certain héritage du marxisme, de la sociologie critique et de la tradition libertaire, qu’il pense les groupes et leurs revendications à partir de catégories concrètes, situées et oppositionnelles. Sinon, ce moment restera celui où nous allons prendre conscience de l’inefficacité de la scène politique et des cadres idéologiques qui se sont imposés dans la gauche critique depuis une dizaine d’années.

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