«Octobre» d’Eisenstein : Une esthétique révolutionnaire

«Un film d’Eisenstein ressemble à un cri,un film de Poudovkine évoque un chant»

Léon Moussinac

La réception cinéphilique et critique de l’œuvre de S.Eisenstein (La grève, le Cuirassé Potemkine, Octobre, Yvan le terrible…) par les Marocains a  toujours  focaliser l’attention sur le contenu révolutionnaire et épique de ses films beaucoup plus que sur leur expression plastique et formelle.Aujourd’hui,l’histoire du cinéma dans nos formations universitaires et professionnelles n’échappe pas à cette règle. Ce qui est une injustice envers le maître de l’art cinématographique soviétique qui a toujours prôné que la révolution passe d’abord par l’insurrection radicale contre les règles artistiques déjà établies.

La lecture aujourd’hui du prestigieux film «Octobre» nous incite irrésistiblement à poser les deux questions suivantes : peut-on faire un film révolutionnaire sans révolutionner ipso facto la forme et la mise en scène ? Peut-on s’insurger contre un ancien régime autocratique sans en démolir les fondements artistiques ?

D’emblée, il faudrait signaler que, dans la conception d’Eisenstein, de Vertov, de Brecht,  l’art n’est jamais au service du pouvoir ou de la révolution (financiers, politiques, idéologiques), il est lui-même pouvoir à part entière, révolution et révélation.

Le film «Octobre», reste, en ce sens un film riche d’enseignements pour quiconque cherche à explorer la dimension plastique prônée et défendue par S. Eisenstein et à s’assurer que les véritables révolutions sont formelles, esthétiques. Les politiciens meurent un jour ; l’Art demeure toujours !

Juste pour rappel : le film Octobre, sorti en 1927-28, est une commande du bureau politique bolchevique pour commémorer le 10èmeanniversaire de la genèse de l’Etat soviétique et de la chute du tsarisme. Film épique par son contenu et par sa mise en scène.  Il s’inspire du roman de l’américain John Reed «Les 10 jours qui ébranlèrent le monde» et célèbre la prise du palais d’Hiver. Film qui est sorti en même temps qu’un autre film de commande qui célèbre le même jubilé : «La fin de Saint Pétersbourg» de Poudovkine.

Sa visée propagandiste (glorifier la naissance du communisme, stigmatiser l’autocratie, exporter l’ idéologie marxiste-léniniste) et son souci historique et factuel (témoigner d’un événement historique réel) sont obnubilés par les choix artistiques hautement révolutionnaires pour l’époque. Film très esthétisant, malgré son rhizome idéologique. De sorte que son accueil aussi bien par l’intelligentsia  que par le peuple est resté mitigé. C’est sans doute pour cela qu’il est entré dans la postérité et qu’il est inscrit dans le patrimoine cinématographique de l’humanité. Il va sans dire qu’Octobre est esthétiquement beaucoup plus audacieux, beaucoup plus insolent et iconoclaste que le Cuirassé Potemkine.

Pour Eisenstein, la forme et le contenu révolutionnaires doivent aller de pair : on ne saurait créer une œuvre révolutionnaire au moyen d’une esthétique bourgeoise, capitaliste décadente et archaïque. Les choix du cadrage, de la lumière, du montage et du récit sont obligés de rompre avec l’héritage narratif traditionnel, aseptisé, atone,  consensuel et non conforme à « l’homme nouveau » que la révolution bolchevique était en train de mettre en place. Le style est lui aussi un acte idéologique !

Pour Eisenstein, dans ses écrites théoriques et dans ses films,  la priorité du cinéma est la déconstruction des codes de l’Art ancien et désuet et la mise en place d’une architectonique puissante permettent  de construire l’identité soviétique naissante, de penser le cinéma , de penser avec le cinéma.

Une esthétique de la foule

Nul n’a su filmer la foule (la masse anonyme), la mettre dans le cadre, la modeler selon les besoins esthétiques et dramaturgiques que F.Lang dans «Métropolis», Charlie Chaplin dans «les Temps modernes» et Eisenstein dans «Octobre» et dans «le Cuirassé Potemkine».

Dans «Octobre», la foule est sans aucun doute le personnage principal, l’objet de toutes les attentions . Tout converge vers sa mise en valeur : les gros plans de personnages isolés, la dramaturgie, les formes géométriques, le montage et ses raccords Le film est basé sur un manichéisme patent : les plans de la foule sont pleins de vie, de dynamisme, de mouvement, de vitalité alors que ceux des individus, les gros plans, particulièrement des hideux bourgeois,  sont présentés de manière statique, terriblement inerte et relèvent des symboles de Thanatos. La foule est Eros, le Bien,  l’individu (sauf Lénine : somme de toutes les masses) seul est Thanatos, le Mal. L’individu est laid, la masse révolutionnaire est belle!

La foule des révolutionnaires (paysans, ouvriers, soldats) ouvre le film et le ferme en le traversant de bout en bout. Elle en structure la narration, l’aspect plastique des plans et du montage. L’entrée de la foule dans les premiers cadres du film symbolise l’entrée du prolétariat dans l’Histoire. Il n’en sort plus sauf quand il (le prolétariat) se dirige vers la caméra, donc vers nous spectateurs, éléments de l’ Histoire réelle.

Dans «Octobre», la foule exécute et occupe toutes les formes et lignes géométriques possibles dans un plan. Mais, la forme dominante qui  caractérise le plus le film est celle de la diagonale ascendante. Qu’elle soit statique ou dynamique, la diagonale symbolise dans le film la force de l’élan, l’ascension, le défi. Ni verticale, ni horizontale, la foule est diagonale, pyramidale. Un triangle libérateur, salvateur !

Dans la dialectique du maitre et de l’esclave, le film « Octobre » associe de manière mécanique, presque manichéenne, les symboles ascendants et positifs au peuple esclave et les symboles dégradants négatifs à tout ce qui renvoie à l’autocratie du Tsar.

La symbolique des objets et des animaux

Les objets d’«Octobre» sont animés à la fois par la caméra (effet proche de la pixilisation), par le montage et par leur symbolique propre.

La statue du tsar, filmé d’abord en contreplongée, puis assaillie par les révolutionnaires, leurs échelles et leurs cordes finit par être  démembrée, mutilée, décomposée. La fausse majesté allouée par la contreplongée à une statue inerte et fossilisée est vite contrebalancée par la vitalité des révolutionnaires et par les diagonales de l’insurrection.

Le film joue sur la dialectique de deux types d’objets : les objets figuratifs(petits soldats, éléphant, sphinx, lion, statue…) et les objets symboliques(étendards, journaux, tracts, affiches,bulletins de vote…). Les premiers ont une valeur symbolique métaphorique, les seconds renvoient métonymiquement à la révolution. Dans le film, les objets symboliques ont plus de fréquence et de force dramatique que les objets figuratifs. D’ailleurs, ces derniers (particulièrement les plans de statues) renvoient irrésistiblement aux mondes anciens, archaïques, fossilisés. La révolution s’installe en insufflant de la vie aux objets symboliques  abstraits et en évacuant le mimétisme décadent.

Les animaux prennent eux aussi une ampleur connotative, symbolique et dramaturgique :le paon symbolise la vantardise ridicule de la bourgeoisie et du pouvoir provisoire, le cheval blanc renvoie à la contre-révolution…

« Octobre » est incontestablement un film polysémique et polyphonique :à la pluralité des significations et des symboles s’ajoute la multiplicité des voix et des points de vue. Cette analyse ne saurait épuiser la totalité des signes et symboles qui parsèment sa trame dramaturgique.

Les formes géométriques

Les diagonales, symboles de dynamisme et de vitalité et les courbes, symboles de soumission, dominent le film.  Ils alternent, s’entrechoquent, se croisent, se superposent.

Ce sont  les seules formes et lignes dominantes tant par leur quantité que par leur force dramaturgique et leur tension visuelle. Les diagonales et les triangles  sont associés à la dynamique révolutionnaire, à l’ascension  de la fronde populaire ; la courbe est liée sémantiquement à l’échec, à l’ancien régime, au totalitarisme…

Mais, il existe une remarque de grande importance esthétique : au-delà du récit patent qui se manifeste par des personnages, des lieux, des objets et des actions identifiables, se profile un récit souterrain et parallèle basé sur les formes géométriques : au début du film, les courbes renvoient à la chute du Tsar, ensuite les diagonales sont associées à la lutte et à la résistance, et enfin, les verticales au triomphe de la révolution. Par sa forme factuelle, référentielle, le film renvoie à un fait historique situé dans l’espace et le temps ; mais, au moyen des formes géométriques, il renvoie à toutes les révolutions et mutations dans l’histoire de l’humanité.

Le mouvement triadique du film propose deux versions qui se superposent  : l’une historique, l’autre abstraite et géométrique.

Acte 1 : Courbes—————Acte2 : diagonales, triangles—————Acte3 : verticales

Chute du tsar                          Lutte contre la contre-révolution                   Triomphe des

(contre de Kerenski) révolutionnaires

Le message souterrain du film semble suggérer l’idée qu’il n’existe jamais de révolution (au singulier), mais des révolutions inscrites dans la chronologie, dans la spatialité et dans les mises en forme !

Les procédés et trucages révolutionnaires

Les trucages sont nés avec G. Méliès dans un souci de spectacle et de divertissement. Or, dans Octobre, ils prennent une valeur symbolique de révolution, de mutation idéologique.

La sérialité effectuée par la juxtaposition de plans d’objets, les ralentis, l’accéléré, la surimpression, la stop motion, l’inversion sont autant de procédés expérimentaux qui convergent vers l’idée du réveil du peuple et vers  la chute de la dictature.

Un exemple fort édifiant à ce propos : la statue du Tsar. Au début on la voit se démembrer et s’écrouler toute seule, après l’intervention des révolutionnaires; ensuite on la voit reprendre sa place au moyen de l’effet spécial d’inversion de mouvement. Ce dernier trucage symbolise la douloureuse déception et l’inconsolable mélancolie du peuple après la prise du pouvoir par le gouvernement provisoire de Kerenski.

Le montage intellectuel

Contrairement au montage narratif, linéaire inventé par D.W. Griffith dans « Naissance d’une nation » et qui cherche à donner l’illusion de réalité, Eisenstein prône un autre type de montage basé sur la collision des plans afin créer des idées abstraites : le montage intellectuel ou idéologique. C’est en choquant le regard et l’âme du spectateur qu’on réussit à le transformer en sujet agissant et qu’on l’aide à construire du sens.

Le «cuirassé Potemkine» et «Octobre» illustrent parfaitement cette théorie subversive du montage. Dans Octobre, la juxtaposition de Kerenski et de la statue du paon permet de souligner la vanité et l’orgueil de Kerenski. La contigüité des plans de Kerenski et ceux de la statue de Napoléon suggère à la fois l’arrogance et le destin tragique de Kerenski.

En somme, «Octobre» est un prestigieux classique du cinéma mondial et un chef d’œuvre de l’avant-garde révolutionnaire. Il est classique par sa thématique révolutionnaire et par ses choix artistiques subversifs. Tout y est source d’émotion et de sens. Taxé d’intellectuel, le film n’aura pas le même succès populaire que le Cuirassé Potemkine. Toutefois, la postérité d’Octobre est acquise à la fois pour ses audaces esthétiques et pour les sens cachés universels qu’il recèle. Eisenstein y célèbre certes la révolution bolchevique de 1917, mais il reste un excellent manifeste pour l’Art cinématographique et un appel pour que la forme épouse la cause du fond insurrectionnel. Si pour Lénine «le cinéma est pour nous, de tous les arts, le plus important», pour Eisenstein, ce héros du cinéma soviétique et mondial,  l’importance de l’art cinématographique émergent consiste en sa valeur plastique exigeante et accessible. La matérialité d’un film est aussi déterminante pour la construction du sens révolutionnaire que son immatérialité. La forme plastique d’un film est aussi idéologique et politique que son contenu idéel.

Ceci dit, la dimension universelle du film est nécessaire à souligner. D’ abord, Octobre mise sur la forme visuelle pour retracer les événements de 1917, ensuite son montage intellectuel s’inspire des idéogrammes chinois et japonais. A cela s’ajoute qu’Eisenstein a introduit dans le film des plans rappelant l’Egypte(le Sphinx), la Chine (la porcelaine), les figurines africaines ou asiatiques…Octobre est un projet mondial, non seulement soviétique. Il cherche à synthétiser les autres arts et les autres cultures. Son art cinématographique est omnivore, omniprésent, omniscient.

Youssef Ait hammou

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